« Tuna Bonds » : l’histoire de la dette cachée mozambicaine et de ses complicités internationales

(Ecofin Hebdo) - Le 3 janvier dernier, trois ex-cadres de la banque européenne Crédit Suisse, étaient arrêtés à Londres. Motif : ils auraient été impliqués dans une affaire de corruption liée à des prêts contractés par des entreprises publiques au Mozambique. Si cette affaire fait couler autant d’encre, c’est surtout parce qu’elle concerne le scandale des « Tuna Bonds » mozambicains, une dette "cachée" de plus de 2 milliards $. Récit d’une opération financière encore loin d’avoir livré tous ses secrets.

 

2013 : les débuts d’un fiasco financier

En 2013, le gouvernement mozambicain, avec à sa tête le président Armando Guebuza, décide de lancer un projet assez ambitieux. Souhaitant officiellement reconquérir le marché de la pêche au thon au large de ses côtes, entre le continent africain et Madagascar, une activité dominée par les acteurs étrangers, l’Etat crée en août la société Ematum (Empresa moçambicana de Atum – Société mozambicaine du thon). Un mois plus tard cette société passe une commande de 30 bateaux aux Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) pour un contrat évalué à environ 200 millions de dollars.

Armando Guebuza

Armando Guebuza laissera à son pays une énorme dette et une perte de confiance internationale.

 

Pour financer cette commande, Ematum va emprunter environ 850 millions $ sous forme d’euro-obligations auprès de la banque russe VTB et de Crédit Suisse avec la garantie de l’Etat mozambicain. Les banques vont découper leurs créances en plusieurs parts qu’elles placeront auprès de plusieurs de leurs investisseurs obligataires avec un rendement de plus de 8,5%.

Pour financer cette commande, Ematum va emprunter environ 850 millions $ sous forme d’euro-obligations auprès de la banque russe VTB et de Crédit Suisse avec la garantie de l’Etat mozambicain.

A ce moment-là personne ne remarque le montant élevé de l’emprunt effectué par rapport au coût d’achat des bateaux, dont plusieurs se révéleront plus tard être des patrouilleurs militaires, assez fortement armés et destinés à la marine mozambicaine. Le rendement et la garantie offerte par l’Etat attirent de gros investisseurs tels qu’AllianceBernstein, Danske Bank, Franklin Templeton Investments, ING ou Aberdeen AM.

Plus tard, lorsque la nature militaire de plusieurs des navires commandés sera révélée, les pressions du FMI et des investisseurs pousseront les autorités mozambicaines à réintégrer dans le bilan de l’Etat une partie de la dette d'Ematum correspondant aux bateaux militaires.

 

2016 : la découverte du pot aux roses

Dès 2016 les premiers signes du malaise financier que vit Maputo commencent à se faire ressentir. En effet, le projet des « Tuna Bonds » loin de permettre au Mozambique de relancer son secteur halieutique, commence à afficher des signes inquiétants.

Les volumes de pêche atteignent péniblement 5 % des objectifs initiaux. Au lieu des 200 millions de revenus prévus par an, Ematum accumule les pertes et, au pied du mur, la société et l'Etat réussissent d’abord à honorer une première échéance de remboursement, d'un montant de 100 millions de dollars, en septembre 2015. Mais pour cela, les autorités puisent dans les réserves de change, ce qui a pour conséquence de plomber la monnaie locale, le metical.

Les volumes de pêche atteignent péniblement 5 % des objectifs initiaux. Au lieu des 200 millions de revenus prévus par an, Ematum accumule les pertes.

Invoquant un risque de défaut, l'agence américaine de notation Standard & Poors dégrade alors la note souveraine du Mozambique de B- (très spéculatif sur le long terme, à CC (en défaut, avec quelques espoirs de recouvrement).

Les pertes s’accumulant, le gouvernement se voit contraint de restructurer la dette d’Ematum qui se chiffre à près de 700 millions $, afin de faire face aux échéances. Ainsi, un échange de titres est négocié et 85% des créanciers acceptent de remplacer leurs titres par de nouvelles obligations d’Etat d’une maturité de 10 ans avec un rendement à 14,4%.

A l’époque, le « petit Qatar » compte sur les futurs revenus de ses gigantesques découvertes gazières qui devraient commencer à porter leurs fruits dès 2026.

Pourtant, quelques heures à peine après la signature de l’accord de restructuration, les créanciers du gouvernement mozambicain feront face à un nouveau rebondissement. En effet, la presse internationale révélera l’existence de prêts cachés contractés par les entreprises Proindicus et Mozambique Asset Management (MAM) respectivement pour 622 millions $ et 535 millions $.

En effet, la presse internationale révélera l’existence de prêts cachés contractés par les entreprises Proindicus et Mozambique Asset Management (MAM) respectivement pour 622 millions $ et 535 millions $.

Au fur et à mesure des révélations, ce seront au total plus de 2 milliards $ de dettes cachées, contractés entre 2013 et 2014 (plus de 10% du PIB du pays) qui seront découverts, dissimulés non seulement aux créanciers de l’Etat mais aussi à ses principaux bailleurs de fonds dont le FMI. La nouvelle fera grand bruit et se fera suivre de conséquences immédiates dans les jours qui suivront.

 Maputo

A partir de 2016, Maputo s’enlise dans ses mensonges.

 

Le FMI et plusieurs bailleurs de fonds du pays d’Afrique australe, dont le Japon et le Royaume-Uni, annonceront la suspension de leurs aides en faveur de Maputo. La dette extérieure du pays, réajustée, explose en un temps record et passe de 86% du produit intérieur brut en 2015 à 130% en 2016.

La dette extérieure du pays, réajustée, explose en un temps record et passe de 86% du produit intérieur brut en 2015 à 130% en 2016.

Sur le plan national et international, on crie au scandale et le gouvernement qui niera les faits dans un premier temps n’aura plus d’autres choix que de passer aux aveux pour limiter les dégâts.

 

Une dette cachée et… illégitime ?

Afin de faire la lumière sur toute l’affaire, une enquête indépendante sera demandée au cabinet américain Kroll Inc., après celle de la commission parlementaire jugée insuffisante et incomplète. Des différentes enquêtes menées, il ressortira d’abord que cette dette cachée, l’a été sous différents aspects.

En effet, comme plusieurs autres emprunts réalisés dans le cadre de l’affaire, les rapports indiqueront que l’emprunt obligataire de 850 millions $, garanti par l’Etat, a été réalisé sans l’aval du Parlement. Cela rend donc la garantie donnée par le gouvernement de l’époque illégitime, la constitution du Mozambique prévoyant en effet que seul Parlement peut avoir un tel pouvoir. Par ailleurs les montants garantis dépassaient largement les plafonds autorisés par les lois de finances de 2013 et 2014 rendant ainsi cette dette illégale aux yeux du droit mozambicain.
De plus, le fait que la société Ematum soit inconnue du grand public mozambicain comme du Parlement, jette le discrédit sur la probité de l’opération menée.

D’ailleurs, plusieurs haut-cadres du gouvernement finiront par admettre que le projet de pêche au thon, n’était qu’une façade pour masquer une vaste opération d’armement menée par l’Etat pour financer un ambitieux programme de défense maritime (embarcations militaires, système de surveillance, chantiers navals) fourni par la firme Pivinvest du franco-libanais Iskandar Safa.

Plusieurs haut-cadres du gouvernement finiront par admettre que le projet de pêche au thon, n’était qu’une façade pour masquer une vaste opération d’armement menée par l’Etat.

« Dès le départ, nous voulions 2 milliards de dollars pour Proindicus » avait à cet effet déclaré Antonio do Rosario, le directeur des trois entreprises mozambicaines mises en cause avant d’ajouter « il est clair que nous ne pouvions pas dire, ni aux banques, ni à quiconque, que la pêche n’était pas la partie principale ».

montebourg et safa

Septembre 2013 : le ministre français de l’Industrie et l’homme d’affaires franco-libanais Iskandar Safa saluent la commande aux Constructions Mécaniques de Normandie.

 

D’un autre côté le rapport Kroll indique que les 30 bateaux acquis par l’Etat mozambicain ont été largement surfacturés. D’après les chiffres, la différence entre la valeur réelle des livraisons et le montant budgété serait de 713 millions $.

On se rend compte que plus d’1,5 milliard $ de cette dette a tout simplement disparu dans la nature et est introuvable

Et lorsqu’on se rend compte que plus d’1,5 milliard $ de cette dette a tout simplement disparu dans la nature et est introuvable, on ne peut s’empêcher de penser que les Tuna Bonds ont permis de lancer une vaste opération de détournement de fonds au plus haut sommet de l’Etat mozambicain.

 

Complices, victimes et réparations

A l’image de l’opération financière en cause, un voile opaque semble également cacher les principaux complices dans l’affaire, si bien que plus de deux ans après les révélations, les redditions de comptes se font toujours attendre.

Tant bien que mal, le gouvernement de l’actuel président Felipe Nyusi tente limiter la casse et de renégocier la dette. En novembre dernier, le pays qui est officiellement en défaut de paiement depuis janvier 2017, a obtenu le report de l’échéance d’environ 726,5 millions $ d’emprunts obligataires contractés. Le Parlement quant à lui, a fini par valider à posteriori les dettes contractées par l’ancien gouvernement.

Felipe Nyusi

Le président actuel Felipe Nyusi va devoir tenter de limiter les dégâts…

 

Au niveau du FMI, on affirme n’avoir pas été au courant de ces prêts. Les deux principales banques citées dans l’affaire (VTB et Crédit Suisse) auraient omis d’obtenir le feu vert de la Banque du Mozambique et du tribunal administratif puis d’informer le FMI avant de lancer l’opération.

Et le fait que ces banques aient touché des commissions pour la réalisation de l’opération n’est pas pour arranger les choses.

« Cette panoplie d’échecs est tellement grotesque qu’il aurait dû être évident pour le Crédit suisse, VTB et les autres prêteurs que ce projet n’était pas viable » indiquait à cet effet le Dr. Joseph Hanlon, de l’Open University. 

« Cette panoplie d’échecs est tellement grotesque qu’il aurait dû être évident pour le Crédit suisse, VTB et les autres prêteurs que ce projet n’était pas viable » indiquait à cet effet le Dr. Joseph Hanlon, de l’Open University. Alors que la justice américaine se mêle désormais de l’affaire, les observateurs attendent de voir les prochains épisodes de ce feuilleton financier.

VTB

Le Crédit Suisse et VTB ne pouvaient ignorer le caractère douteux de l’opération.

 

Dans tous les cas, la principale victime de cette histoire reste le peuple mozambicain. Alors que le pays est classé au 180e rang mondial en matière de développement humain, cette dette devrait encore aggraver les conditions de vie d’une population qui semble déjà manquer de tout pour vivre décemment.

Et si la découverte des énormes champs gaziers du pays avait suscité l’espoir de meilleures conditions de vie, il faudra sans doute déchanter, et encore patienter… le temps que les créanciers « lésés » de l’Etat, perçoivent leurs dus. 

Moutiou Adjibi Nourou

Moutiou Adjibi

 

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