(Agence Ecofin) - L’année 2023 a été mouvementée pour plusieurs produits de base. Entre les tensions sur l’offre et la demande, les marchés ont affiché des fortunes diverses. La noix de cajou dont le commerce mondial connaît un important essor depuis quelques décennies n’a pas échappé aux soubresauts. Dans une interview accordée à l’Agence Ecofin, Jim Fitzpatrick, expert mondial de la noix de cajou, revient sur l’état du marché du produit durant la saison écoulée et esquisse quelques prévisions pour cette année.
Jim Fitzpatrick : En 2023, sur l'ensemble du marché mondial, nous avons connu une excellente reprise de la demande. Celle-ci a été très forte en Asie et au Moyen-Orient et légèrement forte en Europe. La seule région décevante l'année dernière a été l'Amérique du Nord, où la demande n'a augmenté que marginalement. Si globalement, la demande a connu des gains, c’est notamment en raison des prix bas pour les amandes de cajou. Il faut dire que les tarifs ont été à leur plus bas niveau depuis 14 ans.
Jim Fitzpatrick : « Nous pouvons nous attendre à une amélioration des volumes transformés cette année. »
Le prix des amandes de cajou pour le grade WW320 au Vietnam, leader du marché, se situait dans une fourchette de 2,40 à 2,60 dollars la livre (0,45 kg). Cependant, du côté des noix brutes, les tarifs n’ont pas baissé dans la même mesure. Cette situation a mis la pression sur les marges de transformateurs, surtout au Vietnam où la chaîne d’approvisionnement vers l’Afrique de l’Ouest est longue. Le pays asiatique importe environ 83 % de ses noix de cajou brutes destinées à la transformation dont au moins 60 % proviennent du continent africain et 23 % du Cambodge.
« Du côté de la production, la situation a été très bonne en Afrique de l’Ouest. La Côte d'Ivoire est restée le premier producteur mondial, mais il y a eu de bonnes récoltes et des récoltes améliorées au Nigeria, au Bénin et au Ghana. »
Du côté de la production, la situation a été très bonne en Afrique de l’Ouest. La Côte d'Ivoire est restée le premier producteur mondial, mais il y a eu de bonnes récoltes et des récoltes améliorées au Nigeria, au Bénin et au Ghana. La saison a été complexe à bien des égards avec les différences de capacité à gérer les exportations ainsi que des différences de prix à la production entre les pays. Cela a entraîné de nombreux échanges transfrontaliers par exemple entre la Guinée-Bissau et le Sénégal, entre la Côte d'Ivoire et le Ghana, entre le Bénin et le Nigeria, entre le Bénin et le Togo.
S’agissant du commerce, 2023 a été une année record. Le Vietnam a importé 2,8 millions de tonnes de noix de cajou brutes, soit 30 % de plus que le record précédent. L’Inde a été aussi un gros importateur avec un volume estimé provisoirement à 1,1 million de tonnes. Si ce chiffre est confirmé, il s’agirait de la deuxième année la plus importante de l'histoire.
Les importations au Moyen-Orient ont augmenté d'environ 20 %, tandis que les importations en Chine ont connu une hausse incroyable de 39 %. Les importations américaines ont augmenté. Nous n'avons pas encore les chiffres de décembre, mais il semblerait que les achats aient progressé de plus ou moins 1 %.
L'Union européenne s'est un peu mieux portée l'année dernière. Si nous prenons la zone et le Royaume-Uni ensemble, l’augmentation a été d’environ 3 %. Globalement, la combinaison d'une bonne demande et de bonnes récoltes ont conduit à la fin 2023 à des stocks de report beaucoup moins importants que l'année précédente.
AE : L’Afrique de l’Ouest est une région qui compte de plus en plus dans la transformation grâce aux investissements en Côte d’Ivoire depuis une dizaine d’années. Comment ce segment s’est-il porté en 2023?
JF : L’année dernière a été positive pour la croissance de la transformation en Afrique de l'Ouest. Les fournisseurs africains ont augmenté leur part dans l’approvisionnement de l’UE à 16 %. Il s’agit d’une hausse par rapport aux 14 % de 2022. Au total, la part des transformateurs africains sur cette destination a quadruplé depuis 2017, ce qui est vraiment un indicateur positif.
Sur l'autre destination cible des transformateurs d'Afrique de l'Ouest que représente le marché nord-américain, la part de marché est en revanche à la traîne. Elle est d'environ 6 % et ne progresse que très lentement. Cela s'explique par le fait que les acheteurs américains sont plus attentifs aux prix contrairement à l’Europe où la qualité, la durabilité, la proximité du marché, la traçabilité, l'intégrité de la chaîne d'approvisionnement sont aussi des facteurs essentiels pour les acheteurs et les attirent vers les fournisseurs africains.
Sur le continent africain, il y a de plus de plus d’efficacité dans la transformation et des bonnes usines. Les industriels locaux bénéficient de prix plus élevés pour diverses raisons notamment des taux de fret moins importants, des temps de transit plus courts, une meilleure qualité, la traçabilité et la certification des usines. En 2023, les transformateurs africains ont été en mesure de pratiquer des prix plus élevés. La fourchette de ces prix aurait été de 2,55 à 2,75 dollars par livre pour le grade WW320.
JF : Jusqu'à présent, les prévisions sont bonnes. Nous avons quelques inquiétudes concernant les récoltes dans différents pays. Les récoltes au Ghana et en Côte d'Ivoire sont un peu plus tardives que prévu. Cela peut être indicateur d'un problème. La crainte serait que les températures élevées aient endommagé les fleurs. Mais il faut rester prudent. Il est difficile en Côte d’Ivoire où la production est énorme, d'avoir une première estimation de la situation. D’ordinaire, les noix de cajou résistent très bien au temps sec, contrairement au cacao comme ce qu’on constate.
« Les récoltes au Ghana et en Côte d'Ivoire sont un peu plus tardives que prévu. Cela peut être indicateur d'un problème. La crainte serait que les températures élevées aient endommagé les fleurs. »
Au Cambodge, 3e producteur mondial, et au Vietnam, les autorités s'attendent à une bonne récolte, mais El Niño a eu de graves répercussions dans différentes régions du monde. Le temps chaud pourrait causer des problèmes. Nous verrons au fur et à mesure de l’évolution des semaines. Toutefois d’un point de vue global, les perspectives pour 2024 semblent pour l'instant assez positives en termes de production.
JF : Je pense qu’il est probable que nous assistions à une croissance continue de la demande au Moyen-Orient et en Asie et que la progression soit plus modeste en Europe d'environ 3 % par an. Le marché du Vieux continent est un peu particulier en raison de la force du dollar par rapport à l'euro, du coût des intrants, de la main-d'œuvre et du transport. Nous avons constaté que les prix bas de l’amande n’ont pas été répercutés sur les consommateurs qui paient des prix plus élevés qu'il y a deux ans, ce qui a un impact sur la demande.
« Nous avons constaté que les prix bas de l’amande n’ont pas été répercutés sur les consommateurs qui paient des prix plus élevés qu'il y a deux ans, ce qui a un impact sur la demande. »
La grande question de cette année sera le sort de la consommation et de la demande aux États-Unis. Sur cette destination, la croissance a été inférieure à 1 % sur ces dernières années et nous avons assisté à une sorte de passage de l'importation de noix de cajou brutes transformées à l'importation de noix de cajou grillées transformées, principalement en provenance du Vietnam.
La tendance actuelle aux États-Unis est à la réduction des stocks et à la consommation de fruits à coque produits localement comme les amandes et les pistaches, ce qui a eu un impact sur la croissance de la noix de cajou. Mais je pense qu’il n'y a aucune raison pour que la demande des noix de cajou ne réagisse pas aux bas prix pratiqués aux États-Unis. Cette fois-ci, cela prend un peu plus de temps donc peut-être qu'au cours du second semestre de cette année, nous verrons le marché nord-américain se redresser.
JF : C’est là tout le problème ! La demande s'améliore, mais cela n'aura pas d'impact sur les prix avant la seconde moitié de l'année, période à laquelle nous pourrions assister à une escalade des prix. S'il devait y avoir des problèmes de production chez l'un des principaux producteurs du Cambodge, de l'Inde ou de la Côte d'Ivoire, les prix augmenteraient aussi très rapidement. Rien n’indique pour l'instant des accrocs. Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que ces noix ne soient récoltées et stockées dans les entrepôts, et nous devons donc rester vigilants.
« S'il devait y avoir des problèmes de production chez l'un des principaux producteurs du Cambodge, de l'Inde ou de la Côte d'Ivoire, les prix augmenteraient aussi très rapidement. »
Je dois dire que les prix n'ont montré aucun signe de hausse en 2023 et ont commencé l'année à peu près au même niveau que l'année dernière. Je m'attends à ce que la fourchette de prix du premier semestre soit similaire à celle de l'année dernière, puis à ce qu'elle évolue sur le second semestre vers une fourchette de prix plus élevée.
La spéculation sur les prix de la noix de cajou est risquée. Le marché peut être volatil et il est tout à fait possible que, même si la production est perturbée, les prix des noix de cajou brutes n'augmentent pas.
JF : Je pense que nous pouvons nous attendre à une amélioration des volumes transformés cette année, en particulier en Côte d'Ivoire, peut-être au Bénin et probablement au Nigeria. Dans les autres pays producteurs comme le Ghana, le Sénégal et en Guinée-Bissau, la croissance de la transformation se poursuivra, mais à un rythme plus lent.
Les gouvernements se sont vraiment intéressés au secteur du cajou au cours des dix dernières années et ils ont mis en place des politiques intéressantes, mais aussi des politiques qui ont eu des conséquences inattendues. Ainsi, l'une des principales décisions que doivent prendre les agences de régulation consiste à fixer les prix à la production dans certains pays. Il y a beaucoup de politiques et cela influencera sans doute les décisions.
Je pense que si les gouvernements devaient fixer des prix trop élevés, cela ne ferait que créer des attentes insatisfaites de la part des petits exploitants et retarder l'arrivée du produit sur le marché. Je pense donc qu'il est important que les organismes qui fixent des prix de référence ou des prix minimums le fassent correctement. Il est important que les agriculteurs soient traités équitablement, mais aussi que le secteur soit financièrement durable, et une partie de cette responsabilité incombe aux prix de référence.
Nous avons vu l'année dernière des prix qui semblaient raisonnables au départ, mais qui n'ont généralement pas été respectés. Ainsi, alors que les transformateurs ont tendance à payer les prix minimum, il arrive souvent que les négociants et les exportateurs ne le fassent pas.
« Nous avons vu l'année dernière, par exemple, un volume important de commerce du Bénin vers le Togo et de la Guinée-Bissau vers le Sénégal. »
Plus globalement, le phénomène de contrebande devrait se poursuivre cette année en raison des différences de prix entre les pays. Cela nuira encore au secteur dans son ensemble bien que cela agisse parfois comme une soupape de sécurité pour les agriculteurs dans les situations où ils ont des difficultés à commercialiser localement. Nous avons vu l'année dernière, par exemple, un volume important de commerce du Bénin vers le Togo et de la Guinée-Bissau vers le Sénégal. En dehors du commerce illégal, il faut aussi s'attendre à des changements de politiques comme au Bénin par exemple, où les opérateurs verront si le gouvernement confirmera l'interdiction d'exporter des noix de cajou brutes.
JF : Si vous interdisez l'exportation de noix de cajou brutes, vous devez disposer d'un marché alternatif pour les agriculteurs qui cultivent ces noix et donc d'une industrie importante de la transformation. Si votre production est de 160 000 tonnes et que vous n'avez que 80 000 tonnes de capacité de transformation, cela signifie qu'au moins la moitié de la récolte est à la recherche d'un autre débouché. Il y a deux façons de procéder, soit en passant légitimement par le port, comme c'est le cas depuis toujours, soit en franchissant la frontière de manière informelle. Dans ce cas, le gouvernement sacrifie ses taxes à l'exportation et la réputation du pays en pâtit sur le marché international car cela fait perdre l’identité du produit.
« Je pense donc que les interdictions pourraient être efficaces mais seulement dans des circonstances où la capacité de transformation est à même de gérer la récolte. »
Je pense donc que les interdictions pourraient être efficaces mais seulement dans des circonstances où la capacité de transformation est à même de gérer la récolte. Si les agriculteurs ne sont pas en mesure de trouver des marchés pour leurs produits ou si les prix qui leur sont offerts sont si bas qu'ils ne couvrent pas leurs coûts, ils finiront par réduire leur production et l'industrie sera menacée.
Je pense que l'introduction d'interdiction est probablement un pas trop loin, mais une certaine forme de contrôle des exportations en faveur des transformateurs, sans nuire aux perspectives des agriculteurs est une très bonne idée. J'ai cru comprendre que le gouvernement pourrait reconsidérer l'interdiction qui doit entrer en vigueur en avril de cette année et la remplacer par une forme d’arrangement transitoire pour permettre le développement de la transformation et de l'exportation de la noix de cajou. Il faudra dans tous les cas attendre une annonce officielle sur le sujet.
Propos recueillis par Espoir Olodo
UMA Fairs Ground, Kampala, Ouganda.