(Agence Ecofin) - 7 janvier 2020. Les créanciers du distributeur kenyan Nakumatt se prononcent à plus de 97 % en faveur de sa liquidation. La dette de la compagnie avait atteint un niveau sans précédent : environ 40 milliards de shillings. Celle dont le chiffre d’affaires représentait à son apogée, près de 1 % du PIB du Kenya, a réduit sa voilure sur ces trois dernières années pour limiter ses pertes. Mais cela n’aura pas suffi. L’absence de repreneurs laissait peu d’espoir pour une sortie de crise. Si cette décision était attendue, elle n’en demeure pas moins historique. Cela marque en effet, la fin d’une entreprise qui a révolutionné et dominé la vente moderne au détail dans le pays pendant plus d’une décennie. Retour en 10 étapes sur le parcours d’un précurseur un peu trop pressé.
1987
Nakumatt Holdings voit le jour
En 1987, Atul Shah, Kenyan d’origine indienne alors âgé de 26 ans, fonde Nakumatt Holdings dans le centre urbain de Nakuru. Le nom de l’entreprise résulte de la contraction de « Nakuru Mattress », magasin familial établi par son père Maganlal Shah.
Atul Shah fonde Nakumatt Holdings à 26 ans.
A l’époque, le marché de la vente au détail de produits alimentaires en est encore à ses balbutiements. Les précurseurs étaient les chaînes de supermarchés Chandara et Uchumi fondées respectivement en 1964 et en 1975.
1992
Ouverture du premier supermarché
Dès 1992, Nakumatt lance son supermarché baptisé « Nakumatt Mega » à Nairobi. Il est le premier de la compagnie, mais les ambitions sont déjà grandes. Influencé par le marché américain de la distribution après un voyage au pays de l’Oncle Sam, Atul Shah ambitionne de révolutionner le secteur kenyan de la distribution, aussi bien dans le format que sur le plan des habitudes de consommation.
« Vous en avez besoin? Nous l’avons ! »
Son modèle : le géant Walmart qui commençait à prendre de l’envol sous l’impulsion de son créateur Sam Walton. Son emblème : un éléphant sur fond bleu qui trônera désormais à l’entrée de ses enseignes. Son slogan : «You need it, we’ve got it (Vous en avez besoin? Nous l’avons !) ».
1992-2006
Le début de l’essor
Entre 1992 et 2006, c’est l’euphorie des débuts pour Nakumatt. La compagnie se bâtit sur un modèle d’entreprise de classe mondiale aussi bien dans la qualité de ses services que dans l’offre en produits. Pour se démarquer de ses concurrents, la compagnie se focalise sur une classe moyenne, jouissant de revenus disponibles confortables. Afin de s’étendre dans les zones urbaines et les villes secondaires, la compagnie noue des contrats de location à long terme avec des propriétaires de centres commerciaux afin de disposer d’un trafic important de consommateurs pour écouler ses produits. Elle introduit aussi des programmes de fidélisation de sa clientèle à travers des cartes. Ces différentes stratégies conjuguées à la bonne croissance économique et la progression du commerce de détail de produits alimentaires lui permettent d’attirer de nombreux clients et d’ouvrir en 2003, un 10e magasin à Eldoret. En 2006, la compagnie dispose déjà de 15 enseignes et réalise un chiffre d’affaires de 280 millions $. Cette croissance impressionne déjà, mais le meilleur reste encore à venir.
2007
Nakumatt lance le premier magasin en Afrique ouvert 24h/24
En 2007, Nakumatt procède à une innovation significative en lançant son premier supermarché ouvert 24h sur 24. Avec cette ouverture, l’entreprise devient le premier distributeur d’Afrique à appliquer un tel principe. L’objectif est d’améliorer l’expérience d’achat des consommateurs en proposant les produits à n’importe quel moment de la journée.
La disponibilité permanente de produits abordables, couplée à une efficacité accrue dans l’approvisionnement auprès d’une large base de fournisseurs, va fournir un terreau favorable à son expansion non seulement au Kenya, mais aussi dans la sous-région est-africaine.
2008-2011
La conquête de l’Afrique de l’Est
Entre 2008 et 2011, Nakumatt ouvre un autre chapitre dans sa phase d’expansion au-delà de sa base kenyane. Le premier pas à l’extérieur sera fait au Rwanda où le premier magasin ouvre le 28 août 2008. Après le pays des mille collines, l’entreprise fera son entrée en Ouganda avec le lancement en juin 2009, de son magasin à Kampala. En 2011, c’est en Tanzanie qu’elle pose ses valises en ouvrant son 35e point de vente.
12 avril 2012
Atul Shah confiant dans le potentiel de croissance de Nakumatt
Nakumatt n’a pas encore fini de croître d’après Atul Shah, son directeur général. Selon le responsable, la croissance du secteur de la distribution est assurée pour les 10 prochaines années avec la classe moyenne qui s’étoffe et Nakumatt est bien positionnée pour en tirer profit. L’entreprise, qui fête à ce moment les 20 ans de l’ouverture de sa première enseigne, ambitionne de réaliser un chiffre d’affaires de 50 milliards de shillings (455 millions $ au cours actuel) en 2012 contre 40 milliards de shillings (364 millions $) un an plus tôt, engrangés à partir de ses 36 enseignes. Jusqu’ici présent au Kenya, en Ouganda, au Rwanda et en Tanzanie, Nakumatt envisage de s’étendre au Burundi et au Soudan du Sud dans les 12 à 18 prochains mois. Du côté des observateurs, on s’inquiète de cette course à l’expansion. La dette de la compagnie a atteint 4 milliards de shillings (36 millions $) en 2010. Par ailleurs, l’ouverture d’une enseigne reste coûteuse, nécessitant un investissement moyen de plus de 2 millions $ en marchandises pour assurer le remplissage des étalages dans un magasin de plus de 2700 m². Il faut 4 à 5 ans pour récupérer l’investissement.
2013-2016
Dernière phase de croissance de Nakumatt
Si l’entreprise a subi un coup dur en septembre 2013 avec l’attaque terroriste au niveau du Westgate Mall à Nairobi, l’un de ses emplacements phares (10 % de son chiffre d’affaires), elle ouvrira tout de même son 42e magasin dès novembre. Au terme de l’année 2013, le chiffre d’affaires franchi même la barre de 650 millions $, soit environ 1 % du PIB du Kenya. Elle rachètera des points de vente de son rival Shoprite en Tanzanie en 2014 et en Ouganda en 2015. Mais en 2016, les difficultés de la compagnie se font sentir. Les revenus générés par les ventes ont été injectés à tout va dans le financement d’une expansion obsessionnelle au lieu de permettre de couvrir toutes les charges liées au fonctionnement des enseignes comme l’approvisionnement et les frais de loyers. Avec la législation non contraignante sur les détails de remboursement des fournisseurs, la compagnie retarde les paiements. Sa dette grimpe à 15 milliards de shillings (136 millions $). En octobre, elle annonce qu’elle cèdera 25 % de son capital pour réduire ses dettes. Elle compte à la fin du mois de décembre, 63 enseignes et semble avoir atteint un sommet. Les dirigeants, par contre, veulent pousser encore plus loin et l’objectif est d’atteindre un chiffre d’affaires de 1 milliard $ à l’horizon 2020. Mais…
2017
Plus haut sera le sommet…le début de la crise
Pour Nakumatt, l’année 2017 aura été une année noire. Si tout avait bien commencé le 18 janvier avec l’annonce de la vente de 25 % de son capital pour 75 millions $, afin de disposer de fonds de trésorerie, la tentative échouera quelques mois plus tard.
L’entreprise a été trop optimiste sur ses prévisions de rentabilité.
Cet échec pousse la compagnie à céder une dizaine d’enseignes en Tanzanie, en Ouganda et au Kenya pour disposer de ressources. Dans la foulée, son directeur de la stratégie Thiagarajan Ramamurthy quitte le navire en avril. Pour résoudre la crise, l’enseigne demande en octobre, à se mettre sous administration volontaire pour se protéger d’une liquidation. Dans le même temps, elle négocie un rapprochement avec Tuskys qui lui offre une injection de capitaux à hauteur de 650 millions de shillings pour couvrir ses coûts opérationnels, ainsi qu’une garantie de paiement de dette de 1,5 et 3 milliards de shillings. Une bouée de sauvetage qui se dégonflera en décembre avec le refus des autorités de la concurrence d’entériner cette transaction qui aurait pu améliorer sa situation. Pour Nakumatt, c’est donc un retour à la case départ. Pendant ce temps, tout continue d’aller mal. La dette atteint 30 milliards de shillings (273 millions $). Trop centrée sur la classe moyenne, l’entreprise n’a pas pris de mesures pour diversifier sa clientèle qui est fragilisée par le ralentissement économique. L’entreprise a été trop optimiste sur ses prévisions de rentabilité et les retours sur investissement sont trop lents.
2018-2019 : les nuages s’accumulent
Le 22 janvier 2018, Nakumatt bénéficie d’un peu de répit en étant placée sous administration volontaire par la Haute cour du Kenya afin de restructurer ses dettes. Du côté de la direction, on salue cette décision, soulignant qu’il existe encore une possibilité de redressement avec le soutien des parties prenantes.
L’administrateur Peter Kahi tente de sauver l’entreprise.
De son côté, Peter Kahi, l’administrateur reste mesuré. Celui-ci essaie de relancer la machine. Un audit révèlera une perte d’un montant de 18 milliards de shillings en mai 2017 qui devait servir au remplissage des étalages. Sur le reste de l’année, M. Kahi négocie avec les créanciers et gagne même quelques délais pour payer les dettes. Mais celui-ci doit se rendre à l’évidence. La situation devient de moins en moins viable. Un redressement serait trop coûteux et la société fonctionnerait à perte. Mais l’administrateur réussit tout de même à vendre les 6 dernières enseignes de Nakumatt à Naivas pour 422 millions de shillings en décembre 2019. C’est le dernier acte avant la liquidation de la compagnie.
7 janvier 2020
Plus dure sera la chute
97 % des quelque 169 créanciers de la compagnie optent pour sa fermeture. Elle doit 38 milliards de shillings (346 millions $) dont 18 milliards de shillings aux fournisseurs, 16 milliards de shillings aux banques et les scandales de mauvaise gestion s’enchainent. Ainsi Atul Shah lui-même sera mis en cause avec d’autres responsables pour avoir bénéficié d’un prêt sans intérêt de 1 milliard de shillings de la part de la compagnie. Parallèlement, il est accusé d’être derrière une fraude de 18 milliards de shillings…
« Qui va lentement va surement »
Aujourd’hui, le marché de la distribution a bien changé depuis la chute de Nakumatt. Dans sa déconfiture, l’entreprise a marqué la fin d’un ancien monde de la distribution où les limites de l’endettement sont toujours repoussées. Ses anciens dauphins comme Uchumi et Tuskys ont d’ailleurs été aussi emportés dans les tourbillons du marché. Si le marché kenyan de la distribution continue de croître, les nouveaux acteurs se gardent cependant de toute euphorie. L’expérience de Nakumatt aura été un cas d’école. Le nouveau leader, Naivas qui fait déjà mieux sur le marché local que Nakumatt à son apogée, se garde de toute frénésie d’ouvertures de magasins au niveau régional. Garder la tête froide, articuler ses ambitions futures avec les contraintes du court terme, renforcer ses capacités en faisant appel si possible à des partenaires extérieurs. Telles sont désormais les clés pour se maintenir sur un marché kenyan de la distribution qui n’échappe pas aux turbulences.
Espoir Olodo
UMA Fairs Ground, Kampala, Ouganda.