(Agence Ecofin) - La Somalie fait la une des journaux ces derniers jours, en raison de la grave crise politique qu’elle traverse. Au cœur des nouveaux déchaînements de violences, l’annonce du président Mohamed Farmaajo de prolonger son mandat pour deux années supplémentaires à la tête du pays. Pourtant, si cette situation rappelle les nombreux cas de prolongations de mandat présidentiel que l’Afrique a connu, le système somalien de gestion clanique du pouvoir rend cette crise politico-sécuritaire particulièrement inquiétante.
Un processus électoral difficile à mettre en œuvre
Tout a commencé lors des négociations visant à mettre en place un nouveau processus électoral. A la tête de la Somalie depuis 2017, après en avoir été le Premier ministre, Mohamed Abdullahi Mohamed dit Farmaajo a engagé dès le mois de juillet 2020 des discussions avec les différentes forces vives du pays (Etats régionaux, clans, opposition) dans l’espoir de parvenir à la réalisation d’une de ses plus vieilles promesses de campagne : le rétablissement du suffrage universel direct.
Farmaajo n’a pas pu tenir sa promesse d’un rétablissement du suffrage universel direct.
Après d’âpres débats, le gouvernement fédéral et les Etats régionaux parviennent à un consensus en septembre : un mode de scrutin électoral indirect est finalement adopté, mais avec un nombre désigné de 101 délégués qui éliront les députés qui, à leur tour, éliront le chef de l’Etat. Ainsi, selon le nouvel accord électoral, les élections législatives doivent se tenir le 1er décembre 2020 et la présidentielle en février 2021.
Un mode de scrutin électoral indirect est finalement adopté, mais avec un nombre désigné de 101 délégués qui éliront les députés qui, à leur tour, éliront le chef de l’Etat.
Malheureusement, l’accord a volé en éclats dès le mois de novembre, lorsque le président du Jubaland, Ahmed Madobe, déjà hostile au pouvoir central, a accusé Farmaajo d’avoir violé l’accord de septembre, en ne respectant pas la promesse de retirer les forces gouvernementales de la région de Gedo, située dans le sud de l’Etat régional. Dans la foulée, plusieurs candidats à l’élection présidentielle accusent le président somalien d’avoir mis la main sur la Commission électorale, et d’avoir engagé des actions de nature à saper la mise en œuvre de l’accord électoral. Malgré de nouvelles discussions visant à aplanir les divergences, aucune entente n’a été trouvée pour organiser les élections dans les meilleurs délais, et les deux camps se rejettent la responsabilité de l’échec de l’accord de septembre.
Ahmed Madobe a fait voler en éclats l’accord électoral.
Face à l’impasse électorale qui se poursuit alors que sa présidence touche à sa fin, Mohamed Farmaajo annonce en avril 2021, une extension de son mandat pour deux années supplémentaires. C’est la crise. L’opposition rejette vivement ce qu’elle considère comme un coup de force pour se maintenir au pouvoir, et des manifestants descendent dans les rues. Les forces de défense et de sécurité sont divisées et des affrontements ont lieu dans les rues de Mogadiscio. Preuve du niveau des tensions, Sadaq Omar Hassan, chef de la police, a pris l’initiative de suspendre le Parlement, avant d’être relevé de ses fonctions.
Un système fragilisé par la corruption
En réalité, les racines de la crise qui se déroule actuellement en Somalie sont à retrouver dans les fondements mêmes du système électoral. En effet, en 2011, le pays a officiellement renoncé au scrutin électoral à suffrage universel direct en optant pour le mode indirect.
Dans le principe, les parlementaires sont élus avant d’élire à leur tour le président de la République. Cependant, dans les faits, le véritable pouvoir de décision semble appartenir aux différents clans qui choisissent les délégués devant élire les membres du Parlement. Ces clans, parfois rivaux, disposant grâce à ce système d’une parcelle de pouvoir public n’hésitent pas à marchander leurs voix.
Cependant, dans les faits, le véritable pouvoir de décision semble appartenir aux différents clans qui choisissent les délégués devant élire les membres du Parlement. Ces clans, parfois rivaux, disposant grâce à ce système d’une parcelle de pouvoir public n’hésitent pas à marchander leurs voix.
Ainsi, le système électoral initialement pensé pour aboutir à une meilleure représentativité de toutes les forces vives du pays sur l’échiquier politique a créé une situation favorable à des élections viciées, se basant sur des intérêts personnels au détriment de l’intérêt général. Ainsi, les chefs de clans peuvent considérablement influer sur l’élection du président de la République, ou au contraire contribuer à saper son autorité. En 2017 par exemple, de nombreux observateurs estiment que l’élection qui a abouti à la prise de pouvoir de Mohamed Farmaajo est « un jalon de la corruption, l'un des événements politiques les plus frauduleux de l'histoire de la Somalie ».
« Des politiciens ont sorti des liasses de billets de cent dollars pour acheter des votes. D'autres se sont présentés à des élections parlementaires aux côtés d'un inconnu politique qui avait été soudoyé ou contraint de se présenter contre eux, afin que la course paraisse équitable. Dans un cas, le mystérieux candidat était la femme de chambre de l'homme politique » indiquait le New York Times.
« Des politiciens ont sorti des liasses de billets de cent dollars pour acheter des votes.»
Les enquêteurs somaliens estiment qu'au moins 20 millions de dollars de pots-de-vin ont été dépensés pour ce scrutin. Et lorsqu’on sait qu’il a abouti à l’élection de Farmaajo qui lui-même se réclamait anti-corruption, on peut imaginer que ce système est une gigantesque machine de corruption difficile à enrayer.
Des tensions politiques sur fond d’insécurité et de crise économique
Au-delà des belligérances entre les différents clans et partis, le pays est également confronté à une véritable crise sécuritaire et économique qui mine réellement le quotidien de la population.
Les Shebabs veulent instaurer un état islamique et appliquer la charia.
La principale menace en matière de sécurité est celle que représentent les terroristes du « Mouvement des jeunes combattants », mieux connu sous l’appellation al-Shabab. Ce groupe est fondé depuis 2006 dans un contexte où les troupes éthiopiennes étaient venues soutenir le gouvernement en place contre les milices de l’opposition. Entrant ouvertement en guerre contre le gouvernement et clamant leur allégeance au groupe islamique Al-Qaïda, les Shebabs ont peu à peu pris le contrôle de la capitale Mogadiscio, mais aussi de Baïdoa, du port de Kismaayo et de nombreuses villes dans le sud du pays. Leur objectif : instaurer un Etat islamique radical avec pour règle unique la charia et un mode de vie se rapprochant d’Etats comme l’Arabie saoudite.
Leur objectif : instaurer un Etat islamique radical avec pour règle unique la charia et un mode de vie se rapprochant d’Etats comme l’Arabie saoudite.
Cependant, avec le déploiement à partir de 2007, du détachement armé de la Force de la paix de l’Union africaine pour la Somalie (AMISOM), les Shebabs ont peu à peu perdu le contrôle des principales villes et de tous leurs bastions. Ce, avant de se relancer dans une série d’attaques plus ravageuses et meurtrières les unes que les autres, avec généralement pour cible la capitale.
L’une des plus récentes, celle du mercredi 28 avril 2021, a visé le quartier général de la police avec un véhicule piégé. Le bilan annoncé est d’au moins 7 morts et 11 blessés, mais aussi de nombreux déplacés. La capitale se retrouve alors prise entre deux feux, celui des Shebabs qui multiplient les attaques et celui des dirigeants qui en ont fait le théâtre de leur lutte pour le pouvoir. Dans ce contexte, les Nations unies ont signalé que près de 100 000 personnes avaient déjà quitté la capitale, craignant un retour en force du groupe islamique qui tirerait parti de l’incapacité du pouvoir actuel à instaurer un climat exempt de tensions.
Dans ce contexte, les Nations unies ont signalé que près de 100 000 personnes avaient déjà quitté la capitale, craignant un retour en force du groupe islamique qui tirerait parti de l’incapacité du pouvoir actuel à instaurer un climat exempt de tensions.
Ces déplacements ne sont pas sans rappeler ceux qui ont fait suite à la guerre civile en Somalie qui a officiellement débuté en 1991, et conduit à la fuite de centaines de milliers de personnes. Cette guerre qui n’a jamais connu de réel dénouement appuyé par la signature d’un accord de paix, laisse un héritage toujours aussi coriace, sous forme de tensions entre les belligérants, même après 30 ans de conflits acharnés.
Faut-il le rappeler, les années de conflits, les bilans assez lourds en pertes en vies humaines et l’incapacité des forces en présence à arrêter le conflit avaient conduit à faire déclarer la Somalie comme « Etat défaillant », introduisant une série de missions internationales, la plus connue étant l’opération « Restore Hope » mise sur pied par les Nations Unies entre 1992 et 1993 qui s’est soldée par un échec. La crainte aujourd’hui est de voir le pays replonger dans le chaos.
L’opération Restore Hope s’était soldée par un échec cuisant.
Sur le plan économique, la situation est loin d’être brillante. En effet, selon le rapport 2021 de la Banque mondiale sur les perspectives économiques en Afrique, le climat imprévisible, les invasions de criquets, et l’interdiction d’exportation de bétail de la Somalie vers les pays du Golfe ont profondément miné les perspectives de croissance économique. A cela s’ajoute la covid-19 qui, du fait des mesures restrictives, a ralenti les efforts dans le domaine du tourisme, mais aussi de la production. De plus, à cause du climat sécuritaire plus que tendu, entre les conflits pour le pouvoir et le terrorisme, le pays fait face à la réticence des investisseurs étrangers, et donc à la réduction des investissements directs étrangers. Ainsi, pour une croissance de 2,9 % en 2019, l’économie somalienne a connu une récession de 1,5 % en 2020.
Ainsi, pour une croissance de 2,9 % en 2019, l’économie somalienne a connu une récession de 1,5 % en 2020.
En outre, les déplacements de personnes du fait des cas de belligérance, mais aussi des sécheresses, inondations et destruction des récoltes et pâturages ont poussé le pays dans une situation de besoin humanitaire urgent. En février 2021, l’ONU avait annoncé que 2,65 millions de personnes seraient confrontées à une situation d’insécurité alimentaire grave jusqu’en juin, sans une intervention humanitaire d’urgence. Selon l’institution, 840 000 enfants de moins de cinq ans risquent de souffrir de malnutrition aiguë, dont près de 143 000 de malnutrition grave.
Une sortie de crise hypothétique
Sur le plan sécuritaire, la poursuite de la lutte contre les terroristes pourrait s’améliorer, seulement dans l’hypothèse où les forces de sécurité internes cesseraient de se faire la guerre pour le pouvoir, et où les vestiges de la guerre civile seraient enterrés.
Pour vaincre les terroristes, il faut déjà que les forces de sécurité cessent de se faire la guerre pour le pouvoir.
Ainsi, grâce à une unité relative des forces armées, l’appui de l’AMISOM avec l’arrivée récente d’un contingent de 144 policiers pourrait servir à repousser efficacement les Shebabs.
Concernant la reprise économique, les perspectives de la Banque mondiale indiquent une croissance à 2,9 % en 2021 et à 3,2 % 2022. Cependant, l’effectivité de cette reprise dépendra d’un retour à un climat politique et sécuritaire légèrement apaisé, de la gestion de la covid-19, mais aussi de la reprise des exportations de bétail vers les pays du Golfe, et du retour des investissements étrangers.
Enfin, sur le plan politique, la sortie de crise n’est envisageable que si les forces en présence s’entendent sur l’organisation d’élections dans les meilleurs délais, et si le choix du peuple est réellement respecté. Dans ce sens, M. Farmaajo semble avoir renoncé à l’extension de son mandat et a lancé un appel le mardi 27 avril 2021 pour la mise en place d’un processus électoral rapide. Toutefois, la possible opposition des majorités claniques et le rejet d’une partie de la population défavorable à sa réélection pourraient constituer un obstacle au retour d’un climat politique apaisé.
Moutiou Adjibi Nourou et Carine Sossoukpè
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