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Point de vue

À quand une marque globale de luxe africaine ?

Par Jérôme Bourgeois, directeur LXRV, société de presse et de consulting spécialisée dans le luxe. Par Jérôme Bourgeois, directeur LXRV, société de presse et de consulting spécialisée dans le luxe.
  • lundi, 02 juin 2014 15:21

Fin mars, un rapport intitulé « Les frontières de la fortune au Nigeria » est passé pratiquement inaperçu. Sans doute parce que son intitulé pouvait sembler très éloigné de la réalité de ce pays le plus peuplé d'Afrique (175 millions d'habitants, un septième de la population du continent), rendu tristement célèbre par les exactions sur son territoire des membres de la secte islamiste Boko Haram, responsables mi avril de l'enlèvement collectif de près de 300 jeunes filles.

Le document diffusé par l'institut WealthInsight reflétait une autre actualité : l'existence d'une richesse impressionnante dans cet État premier producteur et exportateur de pétrole de l'Afrique, crédité depuis le mois d'avril du PIB le plus important du continent, devançant pour la première fois de son histoire celui de l'Afrique du Sud.

D'après l'étude, le Nigeria en 2013 comptait 16690 millionnaires pour une fortune cumulée estimée à 90 milliards de dollars. En 2018, ils seront 18480, soit une croissance de 7%. Mais leur richesse aura augmenté de 27% à 123 milliards de dollars. La majorité d'entre eux vivent dans la capitale économique, Lagos. Les élites élisent aussi domicile sur l'île Victoria. Leurs fortunes se sont faites dans l'énergie, l'administration et les médias, le Nigeria ayant vu se développer une industrie cinématographique à l'échelle d'Hollywood ou de Bollywood, que l'on surnomme « Nollywood ». Pas un hasard si les banquiers privés européens et américains considèrent les hommes d'affaires nigérians comme des cibles prioritaires. Pas un hasard non plus si des marques haut de gamme s'intéressent à leur pouvoir d'achat. « Ce n'est qu'une question de temps avant de voir éclore les boutiques de luxe dans ce pays, à Lagos et Abuja » souligne l'étude.

Il y a quelques jours, le Wall Street Journal a justement publié un long article intitulé « Redéfinir le luxe africain à Lagos au Nigeria » (« Redefining African Luxury in Lagos, Nigeria ») se faisant l'écho du projet à Victoria Island d'un concept store sur le modèle de celui de Colette à Paris, baptisé «Alara » en langage Yoruba, imaginé par Reni Folawiyo et dessiné par l'architecte britannique d'origine ghanéenne, David Adjaye. Les médias locaux évoquent aussi régulièrement le succès des boutiques Temple-Muse ou Zakaa...

On sait que les grands groupes de luxe européens ou américains examinent depuis plusieurs années la promesse de ce pays leader en Afrique sur les marchés de l'aviation d'affaires, de la consommation de champagne, de l'art... En fait, c'est tout le continent et sa croissance plus forte que la moyenne globale qui sont sur leur radar. Selon les prévisions du Fonds monétaire international, le taux y sera de +5,7% jusqu’en 2018 contre +4,7% les cinq années précédentes. D'après une étude diffusée au mois de novembre par l’institut Bain & Company, les dépenses de luxe y ont progressé plus rapidement : +11% entre 2012 et 2013, +35% sur la période 2011-2013, pour atteindre les 2 milliards d'euros en 2013, moins de 1% du volume mondial, ce qu'on appelle un marché embryonnaire.

Jusqu'ici, les ventes avaient surtout lieu en Afrique du Sud, où l'on compte plus de 70000 millionnaires, et au Maroc. Demain, elles bénéficieront de plusieurs facteurs au niveau de tout le continent : une urbanisation galopante, une classe moyenne qui comptera rapidement 300 millions de personnes en majorité jeunes, des habitudes de consommation parfois innovantes comme celle consistant à payer avec de l'argent mobile (mobile money) via un téléphone portable...

Pour l'institut Ledbury Research, la plus forte croissance en matière de consommation de produits de luxe passera par cinq pays africains présentant un profil favorable à une expansion des dépenses, de la richesse, de la croissance et des voyages en classes premium : le Ghana, le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud et le Zimbabwe.

On peut choisir aussi de parier sur les villes qui vont voir émerger le plus de multimillionnaires : Nairobi au Kenya, Marrakech au Maroc, Johannesburg et le Cap en Afrique du Sud, d'après l'édition 2014 du rapport Knight Franck sur la richesse mondiale. La progression du nombre de UHNWI africains, acronyme de « Ultra high net worth individuals » ou individus très fortunés dont le patrimoine personnel dépasse les 30 millions de dollars, sera deux fois plus rapide en Afrique (+53%) que dans le monde (+28%) sur la période de la prochaine décennie.

Lors d'une conférence sur le luxe organisée par le International Herald Tribune, à Rome en novembre 2012, le directeur adjoint de Hermès, Guillaume de Seynes, rappelait que le thème de l'Afrique avait déjà inspiré les créations de cette maison en 1997. Évoquant les origines tunisiennes de la directrice artistique, Leila Menchari, soulignant la collaboration avec des orfèvres touaregs fabriquant au Niger des accessoires en argent depuis les années 1980, il avait aussi confié que l'Afrique serait « la nouvelle frontière pour la septième génération de la famille Hermès ». À condition de trouver le bon partenaire pour y développer des boutiques. La calèche de la rue du Faubourg Saint-Honoré suivra-t-elle les traces de Porsche ? Fin 2013, cette marque a clairement fait savoir qu'elle souhaitait prendre un « tournant stratégique vers une expansion régionale en mettant un accent particulier sur l’Afrique ». Le constructeur vise précisément neuf marchés, tous subsahariens : Cameroun, Côte d’Ivoire, Ethiopie, Gabon, Namibie, République démocratique du Congo, Sénégal, Tanzanie et Zambie.

Un blog de l’institut Euromonitor International, mis en ligne en octobre 2013, se demandait justement « Où le constructeur automobile Porsche doit-il chercher à s’implanter en Afrique ? ». L’auteur, Neil King, conseillait de s’intéresser aux pays comptant logiquement le plus de hauts salaires, c’est à dire supérieurs à 250000 dollars annuels : l’Afrique du Sud, l’Égypte et le Nigeria, mais aussi le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Kenya et le Cameroun. La firme de Zuffenhausen n’est pour l’instant présente que dans les six premiers, ainsi qu’en Angola et au Ghana. Cette marque automobile a toutes les raisons d'être afro-optimiste : d'après le rapport sur la richesse mondiale du Crédit Suisse, la population de millionnaires africains (en dollars) passera de 90000 membres aujourd'hui à 200000 en 2018. Une cible qui, selon une étude signée Capgemini et RBC Wealth Management, pèse collectivement très lourd avec un potentiel de 1300 milliards de dollars à investir.

Certains d'entre eux sont déjà à l'origine de liens croisés avec l'industrie du luxe, les plus emblématiques, de longue tradition historique, étant ceux existant entre l'homme d'affaires sud-africain Johann Ruppert et le groupe suisse Richemont qu'il préside.

Plus récemment, on a aussi vu des milieux d'affaires angolais s'intéresser aux sociétés de joaillerie suisses, en particulier De Grisogono. « Vu que l’Angola a un énorme potentiel en matières précieuses, diamants, or, etc., il semble raisonnable d'un point de vue stratégique de vouloir être présent dès la phase d’exploitation jusqu’au marché du luxe, faisant ainsi l’intégration verticale de toute la chaîne de valeurs. La plus grande difficulté est toujours de trouver une opportunité pour acheter une marque renommée, mais nous sommes au XXIe siècle et les Africains sont capables de se faire concurrence au niveau global », déclarait ainsi au mois de décembre 2013, au média portuguais « Jornal de Negócios », l'entrepreneur congolais et collectionneur d'art, Sindika Dokolo, marié à avec Isabel dos Santos, fille du président de l'Angola.

Reste que, si les conditions d'une consommation haut de gamme s'organisent peu à peu sur ce continent, on n'a pas encore toujours conscience de son étendue et de sa complexité. Dans les contours de sa géographie, on peut y enfermer à la fois l'Europe, la Chine, les États-Unis et l'Inde, aiment à rappeler les spécialistes du private equity... Ces mêmes professionnels de l'investissement privé sont évidemment d'excellents connaisseurs des talents de l'Afrique, de ses richesses aussi, qu'elles soient humaines, minières, artisanales ou encore tertiaires. Qu'attendent les plus panafricains d'entre eux pour convaincre les investisseurs de développer une grande marque de luxe « Made in Africa » avec des produits emblématiques de ce que le continent compte de meilleur ? « Le prix à payer pour offrir le paradis » dirait le chanteur ivoirien de reggae Tiken Jah Fakoly.

 

Jérôme Bourgeois est directeur de la société de presse et de consulting LXRV, éditrice du site internet Luxe Revue, ancien rédacteur en chef du mensuel Am (Afrique magazine).
www.luxerevue.com

 

Par Jérôme Bourgeois, directeur LXRV, société de presse et de consulting spécialisée dans le luxe.