Chez de nombreux jeunes Africains, le football a pris le pas sur l’école

(Ecofin Hebdo) - Une enquête menée par le quotidien ivoirien Fraternité Matin montre comment le rêve de devenir footballeur professionnel participe à vider les salles de classe sur le continent.

 

FRATMAT

 

Enquête: Quand le football vide les classes

Par le foot. Ils ne jurent que par ça ! L’école et ses gros diplômes ne faisant plus rêver, ils sont de plus en plus nombreux, les enfants qui abandonnent leurs études pour le ballon rond. Très peu atteindront le sommet. Pour la grande majorité, les illusions et l’entêtement se paient cash.

Dans les rêves des petits garçons, le ballon rond a remplacé le camion rouge de pompier ou l’avion de guerre survolant les océans. Même les voyages dans l’espace ne parviennent pas à les détourner de cette obsession du football. A preuve, sur dix jeunes garçons interrogés, aucun n’a pu dire qui est Cheick Modibo Diarra. L’astrophysicien malien de la Nasa ? Très peu pour eux. Mais tous, sans exception, connaissent Samuel Eto’O Fils, Messi,… Que c’est fou ! Les enfants d’aujourd’hui se projettent d’abord, ensuite, enfin et toujours sur les stades.Des centaines de gosses n’hésitent pas à abandonner l’école, à tout donner au ballon rond. Corps, âme et intelligence.

Aboubacar Traoré a 22ans. Ce beau jeune homme a obtenu son baccalauréat A2, il y a trois ans.

Ce diplôme en poche, il va donner libre cours à sa passion. Les universités ou les grandes écoles ? Pas question. Pour lui, ce sera footballeur professionnel. Rien d’autre. Sa mère,employée de banque, s’arrache les cheveux. Elle a essayé d’en dissuader son unique enfant. En vain. Des amis de la famille sont intervenus pour « raisonner le petit », sans résultat.« Je veux jouer au ballon », indique-t-il avec un charmant sourire qui en dit long sur sa détermination.

Aboubacar a ‘’taclé’’ tous les « avertissements » pour s’inscrire dans un centre de formation à Bingerville. Ce qu’il veut, c’est que sa mère trouve les moyens pour le ‘’faire monter’’ (Ndlr aller en Europe).

Mariam B. qui vit à Koumassi Sans Fil est désemparée. Isaac, son fils unique, après son échec au Bepc, n’a plus voulu entendre parler d’école.

« Je lui ai demandé d’apprendre un métier. Il a refusé. Je ne sais plus quoi faire ». Pour Isaac, sa vie, ce sera le football ou rien. « C’est ce que je veux faire. Si je vais à l’école, c’est pour devenir quoi ? » Rétorque vivement le jeune homme.

Sa mère est d’autant plus inquiète qu’il partage son temps entre les entraînements et les cybercafés. « Quand je pense à ça, je ne dors plus. Je suis devenue hypertendue », ajoute cette mère de 44 ans.

Salif, jusqu’à l’année dernière, partageait sa vie entre les cours dans un collège de Bouaké où il était inscrit en seconde Cet le terrain de football. Lui aussi souhaite devenir un grand footballeur professionnel. Cette année, le football a fini par reléguer les études aux vestiaires. Sa mère, une veuve de 50 ans, n’y a pas vu d’objection. « Un vieux m’a dit un jour que parmi mes quatre garçons, il y en a un qui sera très célèbre », confie-t-elle. Et pour cette dernière ce fils prodige sera Salif.

« Son coach dit que c’est un excellent joueur, très à l’aise avec le pied gauche », nous rapporte-t-elle. Les ambitions de Salif épousent parfaitement les contours des rêves de sa mère. Le baluchon rempli de maillots aux couleurs de différentes équipes, il a débarqué, au mois de janvier, à Abidjan où les chances de réussite, croit-il, sont plus grandes. Il est inscrit dans un centre à Abobo-gare. « Je veux réussir pour aider ma mère », nous confie-t-il. Très timide, il ne s’anime que pour parler de foot.

Ainsi, autour de nous, l’exode des jeunes de l’école vers les centres de formation prend de l’ampleur.

Ce sont des milliers d’enfants qui semblent hypnotisés par le succès des académiciens de Jean-Marc Guillou. Kolo et Yaya Touré, Gervhino, Aruna Dindané… Leurs histoires personnelles et leurs parcours professionnels ont effectivement de quoi faire tourner la tête. « C’est le jour où Aruna Dindané signait son contrat à Anderlechtque j’ai su que son père était charbonnier », rappelle Me Francis Ouégnin, président délégué de l’Asec Mimosas. Très ému, il nous raconte l’histoire de Joss : « Jean-Marc Guillou avait décelé en lui un talent fou. Ne le voyant pas durant une semaine à l’entraînement, il est allé à sa recherche. Il l’a retrouvé à Yopougon. La famille était entassée dans un entrer-coucher. Ils étaient plus de dix à dormir à même le sol. L’enfant était malade et les parents n’avaient même pas les moyens pour l’emmener à l’hôpital. Jean-Marc Guillou l’a ramené avec lui pour le soigner. C’est ce genre d’enfants-là qui réussissent ». Et Francis Ouégnin d’insister : «Regardez les grands joueurs que nous avons ici et donnez-moi le nom d’un fils à papa. Il n’y en a pas ». Pour les gamins issus de milieux défavorisés, le football devient un ascenseur social vertigineux.

Et l’émission télé Fair Play qui ouvre une lucarne captivante, côté cour et côté jardin, sur la vie des joueurs en Europe achève de convaincre les jeunes que le football, en plus de bien nourrir son homme, en fait souvent un demi-dieu.

Ce sont autant d’histoires au parfum de conte de fées. Des enfants devenus princes du monde, d’Abidjan à Chelsea. De Douala à Barcelone. Ballon au pied, leur talent soulève les nations.Ces destins fabuleux suscitent vocations et passions. «Pourquoi pas moi», se disent-ils sûrement.

Autour des aspirations de ces jeunes qui rêvent de stades en liesse, de contrats astronomiques dans les clubs les plus prestigieux s’est développé tout un secteur d’activité : les écoles de foot et les centres de formation. Elles sont de plus en plus nombreuses les structures à promettre d’accompagner les gamins jusqu’au bout de leurs rêves.

Dans les quartiers, les classes de foot se multiplient. Les terrains vagues sont squattés par des équipes d’enfants. Avec des chaussures en plastique ou pieds nus, ils courent et frappent dans le cuir. Sifflet à la bouche, des entraîneurs aux faits d’armes confidentiels vocifèrent après des gamins, prêts à tout pour devenir des Didier Drogba, Yaya Touré et, pourquoi pas les Ronaldino et Messi de demain.

Pour la seule commune d’Abobo, on dénombre des dizaines de centres de formation dont les présidents fondateurs ou les entraîneurs ne paient pas toujours de mine.

Beaucoup de structures se font appeler centres de formation, mais n’en sont pas en réalité. « A ma connaissance, il y a seulement deux centres bien structurés »,nous confie un formateur sous le sceau de l’anonymat. Ce dernier estime qu’il existe une véritable dérive par rapport à l’éducation des enfants.La carrière footballistique se négocie au détriment des études. Mais quand le football devient la plus grande loterie sociale, difficile d’empêcher un jeune de tenter sa chance. Car un enfant qui devient un grand joueur offre à sa famille une belle revanche sur les privations, frustrations et humiliations du passé.

« Mais il faut faire attention,les joueurs d’exception, le monde n’en produit pas chaque mois. Pour avoir un joueur de la racede Drogba ou de Yaya Touré, ce sont des milliers d’enfants qui passent à la trappe », avertit un chroniqueur sportif.

« Il ya un décalage incroyable entre les exigences pour accéder au très haut niveau et ce que les enfants croient qu’il faut juste savoir faire », confirme Julien Chevalier, le formateur du centre de formation de l’Asec d’Abidjan. Selon lui, ce sont des centaines de courriers que les formateurs reçoivent par jour. « Tout le monde dit avoir un petit génie à la maison. Mais dès que nous voyons l’enfant, nous nous rendons compte qu’il n’est pas fait pour ça. Le foot est une porte de sortie qui peut sembler royale, mais il ya très peu d’élus », ajoute –t-il. Pour lui, trop d’enfants accourent vers les terrains de jeu pour le prestige et l’argent, mais sans cette passion et cette rage qui font les grands joueurs professionnels. « Ils ne sont pas capables de suivre le rythme. Le football professionnel est un travail exigeant et difficile », souligne-t-il.

Les centres de formation produisent beaucoup d’ovni sociaux. Ni footballeurs professionnels ni rien. Donc impossible à insérer socialement.

« Mon métier d’enseignante m’a donné l’occasion de voir, hélas, beaucoup de talents supposés rater la carrière rêvée de footballeurs professionnels et, par ricochet, les études », déplore une enseignante qui a passé quelques années au lycée degarçons de Bingerville. Elle se souvient comme si c’était hier de B. A., un élève en classe de 4e qui a décidé de quitter l’école. « Sa mère est venue me voir en pleurant. Malheureusement, nous n’avons pas pu le raisonner. L’enfant était convaincu que c’est par le football qu’il sortirait sa mère, une vendeuse de galettes, de la misère. Il n’a pas réussi», regrette cette enseignante.

J.N., lui aussi, a quitté l’école, la tête pleine de rêves. Pour lui, les arcanes du foot. A 24 ans, le jeune est devenu un rat des cybercafés.

A côté de ces adolescents qui se sont trompés de voie, se trouvent ceux qui n’ont pas bénéficié du petit coup de pouce providentiel. Cette capricieuse baraka qui écrit les grands destins.

Sur plusieurs générations d’académiciens, seulement quelques-uns sont devenus de grands noms dans les clubs européens les plus prestigieux. Certains évoluent dans les championnats de seconde zone. D’autres n’ont même pas franchi les frontières de leur pays. M.K, était un des nombreux espoirs. « Je suis de la génération de Kalou Bonaventure». Il a participé à la Coupe du monde des cadets en Malaisie. Après avoirjoué au Stella club d’Abidjan, il a embarqué pour la Libye. Mais l’aventure a tourné court. « Le contrat que j’ai signé n’était pas bon ». Il est donc rentré à Abidjan. Aujourd’hui, il dit faire des affaires. Lesquelles ? Il travaille dans un centre de formation et manage certains joueurs.

Pour C.N. que nous avons rencontré dans un maquis à Cocody, le grand contrat tarde. Après avoir joué au Bénin, il espérait signer avec un club tunisien. Malheureusement, le printemps arabe et la longue crise en Tunisie ont botté son rêve en touche. Il a dû rentrer à Abidjan où il vit chez des amis. « Je dois aller faire un test en Europe », affirme ce joueur qui approche de la trentaine. « Si tu vas là-bas, même si ça ne marche pas,il ne faut pas revenir. Toi-même tu connais la galère qu’il y a dans le pays », lui conseille en riant son ami Titate.

Il rêvait, lui aussi, de devenir un grand footballeur. Il avait réussi à débuter une carrière professionnelle. Malheureusement, « la dernière fois que je l’ai vu, c’était devant un supermarché. Il était vigile.Il a feint de ne pas me reconnaître. J’ai compris qu’il était gêné », nous raconte M.P., l’une de ses amies qui dit avoir appris son décès quelques mois après. Des rêves de gloire frustrés qui ont hypothéqué tant d’existences.Sans diplôme et sans qualification professionnelle, ceux qui n’ont pas trouvé grâce aux yeux du dieu foot n’ont aucune chance de reconversion. Terrifiant miroir aux alouettes pour des milliers de jeunes.

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