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Climat : « Le marché volontaire du carbone est une fausse bonne solution » (Victorine Che Thöner, Greenpeace)

  • Date de création: 12 février 2021 16:36

(Agence Ecofin) - Avec l’urgence climatique, la pression monte sur les compagnies pour qu’elles réduisent leur empreinte carbone dans le cadre de l’atténuation des effets du réchauffement. Dans cette course contre la montre, plusieurs initiatives comme le marché volontaire du carbone ont vu le jour. Il permet de mettre en relation les entreprises souhaitant réduire leurs émissions et des porteurs de projets allant dans ce sens. Si l’engouement pour ce marché a explosé ces dernières années, de nombreux doutes subsistent encore sur son efficacité réelle dans la lutte contre le changement climatique. Se confiant à l’Agence Ecofin, Victorine Che Thöner, conseillère stratégique principale de Greenpeace International, estime notamment que cette initiative ne favorise pas la réduction à la source des émissions et plombe la lutte contre le réchauffement climatique.

Agence Ecofin : Pouvez-vous expliquer brièvement le fonctionnement du marché volontaire du carbone ?

Victorine Che Thöner : Les marchés de carbone volontaire relient les compagnies qui cherchent à réduire leurs émissions. Elle offre la possibilité pour les compagnies de financer, en dehors de leurs territoires d’implantation, des projets de réduction des émissions portés par des acteurs souvent dans les pays en développement et de recevoir en échange des crédits. Il faut savoir ici qu’il s’agit surtout de compensation des émissions de CO2 et c’est là où le bât blesse.

AE : Selon vous, quels sont les problèmes que pose le marché volontaire du carbone ?

Victorine Che Thöner : La réalité est qu’un tel marché ne s’attaque pas à la problématique de la hausse du niveau des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Le marché volontaire du carbone a été établi pour permettre aux pays riches pollueurs et aux industriels qui profitent des énergies fossiles de payer du crédit carbone peu cher dans les pays en développement au lieu de réduire les émissions à la source.

« Le marché volontaire du carbone a été établi pour permettre aux pays riches pollueurs et aux industriels qui profitent des énergies fossiles de payer du crédit carbone peu cher dans les pays en développement au lieu de réduire les émissions à la source.»

Je pense que cela n’est pas à la hauteur des vrais enjeux climatiques de notre époque, à savoir une réduction urgente et d’ampleur des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit d’un raccourci aussi bien dans les principes que dans la pratique qui pourrait compromettre les véritables efforts pour atténuer les effets du changement climatique.

A l’heure actuelle, il reste encore à prouver que cette compensation conduise à une réduction des émissions de CO2 de manière permanente. En outre, de nombreuses questions se posent encore. Est-ce qu’il ne s’agit pas juste d’un moyen pour faire le greenwashing ? Est-ce qu’il n’est pas finalement plus intéressant pour une compagnie qui gagne des millions de dollars par an et qui a une forte empreinte carbone, de s’engager dans un tel système qui permet de faire disparaître le problème de carbone à moindre coût ?

AE : Comment est-ce que le marché volontaire du carbone peut entraver les efforts mondiaux dans la lutte contre les changements climatiques ?

Victorine Che Thöner : Un tel mécanisme fournirait aux majors dans l’industrie du pétrole et aux compagnies aériennes, une excuse pour continuer à polluer et compromettrait les objectifs internationaux sur le climat.

Virunga and Salonga Parks 

« La clé est de soutenir les pays en voie de développement pour protéger ce qui existe déjà. »

Avec un tel mécanisme, il serait impossible d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris conclu en 2015 qui prévoit de limiter le réchauffement à 2°C, voire 1,5°C par rapport au niveau préindustriel.

La compensation nous fait croire que nous faisons notre part pour éviter la catastrophe climatique, mais en réalité la compensation est un moyen pour les gros pollueurs de continuer à polluer à des niveaux alarmants. Les projets de compensation nous distraient tout simplement des changements structurels et sociaux nécessaires pour aboutir à une société durable et reconstruire une relation plus harmonieuse avec la nature.

« Les projets de compensation nous distraient tout simplement des changements structurels et sociaux nécessaires pour aboutir à une société durable et reconstruire une relation plus harmonieuse avec la nature. »

Ce dont nous avons besoin, c’est des engagements avec trois objectifs différents de réduction de GES, à savoir une réduction des émissions provenant de combustibles fossiles, une baisse des émissions liées à l’utilisation des terres et aux changements d’usage des terres et une hausse des capacités d’absorption de carbone dans la nature. Toutes les trois dimensions doivent être mises en œuvre dans la lutte contre le changement climatique.

AE : Quelles pourraient être les conséquences de l’essor de ce marché sur les pays en développement ?

Victorine Che Thöner : Il est impératif que les pays en développement, qui sont les moins responsables du changement climatique et les plus vulnérables à la crise climatique, soient soutenus dans leurs efforts d’adaptation et de transformation vers une société « décarbonée » dans le cadre de leur dette climatique. Plus simplement, les pays riches, en plus de leurs réductions rapides d’émissions devraient aussi fournir un soutien financier au profit des pays moins développés qui pourraient être utilisés pour protéger et restaurer les forêts, réduire les émissions dans l’agriculture ainsi que dans les secteurs du transport et de l’énergie.

En se basant sur la logique de la compensation carbone, plusieurs pays et conglomérats appellent au reboisement, à la reforestation et à la restauration des écosystèmes dégradés pour « absorber » les émissions de gaz à effet de serre en majorité dans les pays en développement.

Il est clair que la nature est un allié dans la bataille contre le changement climatique. Les océans absorbent par exemple plus de 90% de la chaleur additionnelle due aux GES et le quart des émissions de CO2.

« Les océans absorbent par exemple plus de 90% de la chaleur additionnelle due aux GES et le quart des émissions de CO2 ».

Mais les espérances sur ce que la nature peut nous aider à faire dans l’atténuation des effets du changement climatique sont exagérées. Même si elle absorbe le CO2 en excès émis dans l’atmosphère par le passé, elle ne peut pas annuler les émissions de gaz à effet de serre réalisées actuellement. Les hypothèses de développement de technologies dans les décennies à venir retardent les actions immédiates dans la lutte contre le changement climatique.

Par exemple, la bioénergie avec captage et stockage du CO2 (BioEnergy with Carbon Capture and Storage – BECCS) permet aux compagnies d’utiliser de la biomasse à la place des énergies fossiles puis de capter les émissions de CO2 pour les injecter définitivement à grande profondeur dans les formations géologiques. Mais cette technologie menace les droits, les cultures et la sécurité alimentaire des peuples indigènes et des communautés locales.

La multiplication de ses types de projets menace par ailleurs la biodiversité. La clé est de soutenir les pays en voie de développement pour protéger ce qui existe déjà et d’encourager la restauration et la régénération des écosystèmes dégradés. Ces initiatives sont complémentaires et ne représentent pas de substituts pour les émissions réelles liées aux énergies fossiles et doivent être réalisées en se basant sur le respect des droits et les ressources des communautés.

AE : La task force sur la mise à l'échelle des marchés volontaires du carbone (TSVCM) lancé par Mark Carney, l'envoyé spécial des Nations unies pour le financement de l'action climatique, a lancé à la fin janvier une feuille de route qui propose de booster le marché des crédits carbone en 20 actions. Que pensez-vous de cette initiative ?

Victorine Che Thöner : Je pense qu’il ne fait aucun doute qu’une réponse à l’urgence climatique et environnementale demande de mobiliser des centaines de milliards de dollars aussi bien auprès des gouvernements que du secteur privé, pour financer des projets comme la protection des forêts et la restauration des écosystèmes. Dans le monde, des millions d’entreprises veulent d’ailleurs participer aux marchés du carbone. Mais actuellement, le cadre proposé par la task force pourrait leur permettre de le faire sans les amener à fournir des efforts pour réduire leurs propres émissions. Cela peut créer une échappatoire qui permettra aux pires pollueurs de la planète de continuer leurs activités comme si de rien n’était.

« Une réponse à l’urgence climatique et environnementale demande de mobiliser des centaines de milliards de dollars aussi bien auprès des gouvernements que du secteur privé, pour financer des projets comme la protection des forêts et la restauration des écosystèmes. »

L’initiative de M. Carney peut donner carte blanche à de grands pollueurs qui n’ont aucune intention de changer leur modèle d’entreprise. Cela peut aussi faire qu’on assistera à des transferts de flux financiers vers des projets avec un faible impact sur le climat, avec un coût de carbone faible, qui seraient une solution plus facile par rapport à une réduction réelle des émissions de CO2. Les pays et les entreprises devraient déplacer leur attention des objectifs de neutralité carbone pour se concentrer sur des réductions concrètes des émissions maintenant. Des réductions majeures et sans précédent sont actuellement requises.

Une autre question est de savoir quelles mesures seront prises pour protéger les communautés affectées et indigènes. Le plan actuel ne dit rien à propos de cela ; or l’histoire a montré que là où il y avait beaucoup d’argent, les droits des communautés déjà marginalisées ne comptent pas beaucoup. Les projets de protection et de restauration de la nature peuvent être complémentaires, mais ne peuvent pas prévaloir en tant que schéma de compensation des émissions.

AE : Certains analystes estiment qu’on peut fixer un prix très élevé du carbone échangé sur le marché pour inciter les entreprises à réduire leurs émissions à la source ?

Victorine Che Thöner : C’est justement le problème. Les compagnies sont sur le marché du carbone parce qu’elles le perçoivent comme un moyen de ne pas changer leur modèle d’entreprise. Cela impliquerait d’investir plus d’argent dans le changement de leurs opérations et activités, et c’est ce qu’elles veulent éviter de faire. Donc, augmenter le prix du carbone ne changera pas grand-chose tant que les compagnies ne s’engageront pas à réduire leurs émissions. C’est cela le véritable problème. Le fait de vouloir planter à tout prix des arbres peut même aboutir à ces accaparements et cela peut même nuire dans la lutte contre le changement climatique.

AE : Quelles sont les actions prises par Greenpeace ?

Victorine Che Thöner : Greenpeace mène diverses actions actuellement. La directrice exécutive de Greenpeace est très occupée actuellement. Elle a des entretiens avec Mark Carney pour lui faire comprendre que le marché du carbone distrait de la nécessité de réduire les émissions actuelles. Il y a deux et trois semaines, Greenpeace a participé à un forum mondial où nous avons insisté sur les failles associées au marché du carbone. Il y a la COP 26 qui se tiendra à Glasgow en novembre 2021 et l’organisation, qui a des bureaux au Royaume-Uni, se mobilise pour sensibiliser les gens sur les difficultés de mise en œuvre de cette initiative et la nécessité de mettre la pression sur les compagnies pour qu’elles réduisent les émissions.

Propos recueillis par Espoir Olodo

Espoir Olodo

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