« Miser sur l’agroécologie est la meilleure stratégie pour la banane africaine face à la concurrence de la banane dollar » (CIRAD)

(Ecofin Hebdo) - Ayant longtemps profité d’une relative accalmie sur le marché européen, la banane africaine se retrouvera en 2020 face à un défi de taille. Celui de faire face à des exportations de pays comme l’Equateur, le Costa Rica et la Colombie qui se feront plus redoutables. Si ce changement commercial à venir n’est pas forcément de bon augure pour la filière africaine, les acteurs peuvent cependant jouer la carte de la durabilité grâce à des pratiques agro-écologiques pour tirer leur épingle du jeu. C’est ce qu’estime Denis Loeillet, responsable de l’Observatoire des marchés au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Ce dernier revient avec l’Agence Ecofin sur les enjeux de cette stratégie et sur les opportunités commerciales qu’elle offre à la filière banane africaine.

 

Agence Ecofin : D’ici 2020, l’Union européenne (UE) mettra fin à son mécanisme de stabilisation qui permettait de taxer les importations de bananes dites « bananes dollar » provenant de pays tiers non-Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP) comme le Costa Rica, l’Equateur et la Colombie. Quel est votre avis sur le sujet ?    

Denis Loeillet : Le mécanisme de stabilisation permet de déclencher des droits de douane supplémentaires sur la banane dollar lorsque les origines dépassent individuellement un seuil indicatif de volume, contrairement aux bananes ACP qui entrent en suspension de droits de douane dans l’UE. Si les quantités dépassent cette limite, la Commission européenne (CE) fait un rapport d’incident pour voir si cela perturbe le marché en matière de prix.

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Denis Loeillet : « Le fait est que ce système de surveillance n’a jamais fonctionné parce qu’à la base, il était écrit qu’il ne fonctionnerait pas.»

 

Depuis 2009 où il s’applique, ce mécanisme a pour objectif, en théorie, de suivre les volumes exportés par les pays non-ACP tout au long de l’année et de vérifier que tout se passe bien. Mais le fait est que ce système de surveillance n’a jamais fonctionné parce qu’à la base, il était écrit qu’il ne fonctionnerait pas, ceci pour plusieurs raisons. En effet, au moment où on a fixé ces niveaux, les seuils étaient déjà surévalués pour l’Equateur, le Costa Rica, la Colombie, etc. En plus de cela, on a laissé délibérément les exportations de bananes dollar se développer de 4 à 5 % par an. Donc, au bout de 10 ans, le résultat est que les grandes origines n’ont jamais atteint ce seuil, rendant de facto le mécanisme inutile. Les valeurs limites ont été dépassées seulement pour les petites origines non-ACP. Là encore, comme elles ont concerné des quantités minimales, la Commission européenne a conclu que cela ne perturbait pas vraiment le marché. En réalité, le système était mort-né. C’était un geste politique. Il a été créé pour calmer les producteurs de bananes ACP et pour calmer les acteurs européens lors du passage d’un système de restriction quantitative à une forme de gestion uniquement tarifaire. On leur a dit : « Ne vous inquiétez pas, on fait attention à vous ». Mais le fait est que dans leur philosophie même, les accords ont été signés avec une idée de dérégulation accentuée au fil des années, au bénéfice de la banane dollar.

« On leur a dit : « Ne vous inquiétez pas, on fait attention à vous ». Mais le fait est que dans leur philosophie même, les accords ont été signés avec une idée de dérégulation accentuée au fil des années, au bénéfice de la banane dollar. » 

Le mécanisme se base sur un système de surveillance des importations qui marche quasiment au jour le jour. Il est organisé au niveau de la Commission par la Direction générale de la fiscalité et des douanes (DG TAXUD). Celle-ci a un site qui permet de voir chaque jour en cumulé, depuis le début de l’année, ce que les origines atteignent comme volume.

Alors que le système devait être en vigueur jusqu’à la fin de l’année, il ne marche plus depuis un an. C’est-à-dire que le site web n’est même plus alimenté. Vous allez me dire qu’il restait un an et que ce n’est pas grave. Mais c’est pour vous donner une certaine idée de l’importance de ce système dans la régulation du marché…

« Alors que le système devait être en vigueur jusqu’à la fin de l’année, il ne marche plus depuis un an. C’est-à-dire que le site web n’est même plus alimenté. C’est pour vous donner une certaine idée de l’importance de ce système dans la régulation du marché.»

Depuis le 1er janvier 2019, on n’a plus de statistiques au jour le jour. Concrètement, cela veut dire qu’il faut attendre l'Eurostat (direction de la statistique de l’UE), c’est-à-dire, au mieux, deux mois après l’importation effective. En définitive, il n’y a pas un intérêt crucial à disposer d’un tel système.   

 

AE : Quelles sont les revendications actuelles des organisations des producteurs africains ?

DL : Ce qui a été mis en avant lors de l’Appel d’Abidjan, ce n’est pas tant le mécanisme de stabilisation. C’est plutôt la nécessité d’arrêter la baisse progressive des droits de douane à 75 euros la tonne, soit 1,4 euro/carton. C’est cela la pierre angulaire. Il faut arrêter de baisser les droits de douane pour renforcer la compétitivité des zones non-ACP.

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« L’espoir de subsister, c’est la suspension des droits de douane à 75 euros la tonne.»

 

Le point de départ, c’est d’abord de continuer à exister. Et l’espoir de subsister, c’est la suspension des droits de douane à 75 euros la tonne. Les organisations demandent ensuite un vrai système de suivi du marché au quotidien pour pouvoir prendre des décisions de gestion de marché et non des décisions politiques. C’est-à-dire un instrument véritable pour prendre des décisions en cas de déséquilibre.

Par exemple, 2018 a été une année horrible pour les prix et on aurait pu prendre des décisions. D’après le Baromètre CIRAD-FruiTrop, le prix moyen européen à l’importation est passé à 11,9 euros pour le carton contre 14 euros en 2016. On a donc perdu 2,1 euros sur le carton en l’espace de 3 ans, en raison d’une surproduction mondiale.

« D’après le Baromètre CIRAD-FruiTrop, le prix moyen européen à l’importation est passé à 11,9 euros pour le carton contre 14 euros en 2016. On a donc perdu 2,1 euros sur le carton en l’espace de 3 ans, en raison d’une surproduction mondiale.»

En dehors de ces mesures, les producteurs de fruits demandent le renouvellement de l’aide. Après cela, on peut parler de mécanisme pour l’amélioration de la compétitivité et de l’aide au développement spécifique à la filière banane. 

 

AE : A terme, y a-t-il des risques que les droits de douane appliqués à la banane dollar soient nuls après 2020 ?

DL : C’est ce risque-là que l’Appel d’Abidjan a anticipé en disant que 2020 va être une année cruciale dans la négociation entre l’UE, les pays du Pacte andin et le Marché commun du Sud (Mercosur). Il faut militer pour que les droits de douane appliqués à la banane dollar ne descendent pas en dessous de 75 euros par tonne. Je ne dis pas que cela arrivera forcément. Mais il y a un risque que les origines « dollar » demandent la réouverture du marché. Déjà on voit bien qu’il y a un effritement des parts de marché africaines et ACP alors même que la consommation européenne a augmenté de plus de 1,3 million de tonnes en 4 ans.

« Déjà on voit bien qu’il y a un effritement des parts de marché africaines et ACP alors même que la consommation européenne a augmenté de plus de 1,3 million de tonnes en 4 ans.»

D’après les données d'Eurostat, les pays ACP ont contribué en 2018, pour moins de 16% des importations européennes contre 17,2 % en 2009. Sur la même période, la banane dollar a vu ses parts de marché grimper de 69,6 % en 2009 à 75% en 2018. Donc, le problème de perte de compétitivité et d’offre des pays ACP existe bel et bien, et depuis longtemps.  

 

AE : Comment la filière africaine peut-elle se démarquer de la banane dollar et faire face dans la durée à la pression concurrentielle ?   

DL : Il est clair qu’une partie de la production africaine ne peut pas concurrencer les bananes dollar sur le coût de production. C’est évident parce que même les grands pays comme la Colombie, le Costa Rica en premier lieu, ainsi que l’Equateur sont en train de pester contre la compétitivité très forte du Guatemala par exemple, sur des marchés comme l’Europe et les Etats-Unis. Ce qu’on propose, c’est de penser à faire une compétitivité hors prix. On a deux possibilités. On peut utiliser, soit les signes distinctifs comme l’origine, soit s’intéresser à une voie différente qui est celle de s’insérer dans des politiques agro-écologiques qui mènent vers les certifications Fairtrade. Au CIRAD, on pense que l’Afrique est déjà sur le chemin. Il y a déjà des approches qui sont mises en œuvre sur le terrain.

Il s’agit notamment d’une agriculture intelligente et plus positive pour l’environnement du point de vue agronomique, l’utilisation de plantes de couverture pour éviter les herbicides, le traitement juste et à temps au lieu du traitement systématique, l’utilisation de matériel végétal sain sur sol sain, l’utilisation raisonnée des pesticides, etc.

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« Il faut prendre le train maintenant, parce que tout le monde le fera de toute façon, d’ici une dizaine d’années.»

 

Alors, je ne dis pas que ces techniques se pratiquent sur 100% des bananeraies africaines. Mais tous les producteurs ont une, deux ou trois techniques en cours. Je pense qu’il faut prendre le train maintenant, parce que tout le monde le fera de toute façon, d’ici une dizaine d’années. Les pratiques agro-écologiques conduisent à un produit différent et donc, il y a une fenêtre d’opportunité pour l’Afrique.

« Les pratiques agro-écologiques conduisent à un produit différent et donc, il y a une fenêtre d’opportunité pour l’Afrique.»

Après cela, il reste une dernière barrière : valoriser le produit obtenu auprès des distributeurs et des consommateurs européens. C’est un tout autre sujet. Si cela passe par les circuits traditionnels de la banane Cavendish, vous avez un renchérissement des coûts de production et moins de valeur. Donc il y a un double travail à faire. Travailler non seulement sur les systèmes ou les signes de qualité ou d’origine et aussi arriver à valoriser le produit auprès des distributeurs qui attachent de l’importance à de la banane issue de systèmes de culture respectueux du social et de l’environnement.

 

AE : Quelles stratégies peuvent être mises en œuvre par les principaux pays exportateurs de bananes du continent pour faire face collectivement au changement sur le marché européen en 2020 ?

DL : C’est une très bonne question. Mais pour ma part, j’ai un peu de mal à voir des stratégies collectives, à part celles d’une prise de conscience commune qui est déjà en cours sur le changement des pratiques. Je pense que tous les producteurs africains, ou presque, mobilisent des techniques agro-écologiques, mais cela n’en fait pas pour autant un signe de ralliement. Je crois assez peu en une stratégie collective qui se baserait par exemple sur la production d’une banane d’origine africaine. Avant de parler d’une telle éventualité, il faudrait d’abord évaluer la valeur commerciale ou la valeur marketing que procure la banane africaine à des consommateurs. Je pense qu’il faut le dire sans se le cacher. La vérité est que sur certains marchés, une origine africaine peut même être contreproductive. Il y a en effet des marchés dans la zone européenne qui ne veulent que de la banane dollar et pas de la banane africaine.

« La vérité est que sur certains marchés, une origine africaine peut même être contreproductive. Il y a en effet des marchés dans la zone européenne qui ne veulent que de la banane dollar et pas de la banane africaine.»

Vous avez un des plus grands marchés européens, voire le plus grand marché européen, qui importe zéro banane africaine. Je ne sais pas si mettre en exergue l’origine africaine y changera quelque chose. En revanche, il y a une vraie valeur lorsqu’on joue sur la différenciation dans les méthodes de culture, la qualité du produit, la qualité de l’environnement dans lequel on travaille, la qualité sociale, parce qu’il y a de l’exclusivité et un entraînement économique. La valeur d’origine africaine, je suis désolé, mais c’est comme celle européenne, cela ne veut rien dire sauf du point de vue géographique. Je sais que mon point de vue ne fait pas forcément l’unanimité. Je n’exclus pas l’une ou l’autre des options.

« Comme vous l’avez vu, l’Appel d’Abidjan a été franchement un énorme succès politique. Il y avait des ministres, des ambassadeurs, etc. Il y avait le monde entier là-dedans. Donc, politiquement, ils sont très forts. Ensuite, transformer cela en marketing, cela reste à voir.»

Mais à choisir, j’opterais plutôt pour une valeur d’usage qui amène de la vraie valeur intrinsèque au produit. Après, c’est vrai qu’il y a un lobby africain. Et il se fait très bien. Comme vous l’avez vu, l’Appel d’Abidjan a été franchement un énorme succès politique. Il y avait des ministres, des ambassadeurs, etc. Il y avait le monde entier là-dedans. Donc, politiquement, ils sont très forts. Ensuite, transformer cela en marketing, cela reste à voir.

 

AE : D’aucuns voient en l’échéance de 2020, une opportunité pour le développement des expéditions de bananes vers le marché régional et l’Afrique du Nord. Qu’en pensez-vous ?       

DL : Si on sort de la relation univoque entre l’Europe et l’Afrique dans le commerce de la banane, il y a évidemment des possibilités. Il y a eu des intervenants qui ont abordé le sujet lors de l’Appel d’Abidjan, comme Joseph Owona Kono, président de l’Association panafricaine de producteurs et d’exportateurs de fruits africains (Afruibana) et Jean-Marie Kakou Gervais, vice-président de l’Association.

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Joseph Owona Kono, président d’Afruibana.

 

Il y a une stratégie de la filière banane qui va accompagner de toute façon la demande qui se fera croissante en Afrique avec le boom démographique. Il y a plutôt une stratégie de moyen et long terme d’approvisionnement des marchés nationaux en premier lieu parce qu’ils se structurent et qu’il y a une demande plus que solvable. Il y a maintenant des qualités demandées et des supermarchés qui sont en pleine croissance. Et sur le plan régional et sous-régional, il y a encore du potentiel. On estime à plusieurs millions de tonnes par exemple, la demande manquante au Nigeria. Quand on sait que la population du Nigeria va atteindre, d’ici les prochaines décennies, 500 millions de personnes, il y a forcément des opportunités.

« On estime à plusieurs millions de tonnes par exemple, la demande manquante au Nigeria. Quand on sait que la population du Nigeria va atteindre, d’ici les prochaines décennies, 500 millions de personnes, il y a forcément des opportunités.»

Mais il reste que la stratégie au niveau régional demeure compliquée. D’ailleurs M. Kono a fait état de son témoignage selon lequel l’expédition de bananes du Cameroun au Tchad, lui coûtait deux fois plus cher que la livraison vers l'Europe. Cela parce que le marché unique africain n’y est pas encore. Il y a encore des problèmes de logistique, de douanes et de corruption, etc. Donc, il y a effectivement un marché, mais cela va mettre un peu de temps. Lorsque vous parlez des destinations d’Afrique du Nord, c’est possible.

« D’ailleurs M. Kono a fait état de son témoignage selon lequel l’expédition de bananes du Cameroun au Tchad, lui coûtait deux fois plus cher que la livraison vers l'Europe. »

Là encore, la réalité est que les pays comme la Tunisie, l’Egypte, l’Algérie et le Maroc sont fournis par la banane dollar. Donc globalement, on va se retrouver dans une situation où l’opportunité qui existe au niveau régional ou sous-régional ne va pas forcément changer la donne.   

 

AE : Quelles sont les perspectives relatives au marché de la banane, d’ici la fin de l’année 2019 ?

DL : Dans les mois qui suivent, la situation des prix sera plutôt favorable. Ils devraient augmenter un peu plus que ceux de 2018 qui a vu une baisse drastique des cours. Cette amélioration provisoire que je souhaite durable, est liée à El Niño qui a réduit un peu le potentiel d’exportation de la zone dollar et aussi à une demande très dynamique de la zone asiatique. Cela s’ajoute à une concurrence d’autres fruits de saison en Europe, qui n’est pas extraordinairement forte. Il y a beaucoup de problèmes avec les agrumes et pas forcément une grande quantité de pommes sur le marché. Donc cela fait qu’on a une petite amélioration en 2019. Après, cette situation est conjoncturelle. D’un point de vue structurel, je suis assez pessimiste parce que les fondamentaux du marché sont là. Je n’ai pas vu dans les journaux qu’on avait arraché des plantations en Equateur, en Colombie ou au Costa Rica. Il y a encore des hectares de bananeraies plantées dans le monde.  

 

Propos recueillis par Espoir Olodo

Espoir Olodo

Ndeye Khady Gueye

 

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