Manu Dibango : « je préfère être stéréo que mono »

(Ecofin Hebdo) - Avec la pandémie mondiale de coronavirus, véritable tragédie lyrique aux airs de requiem global, on pensait les esprits préparés aux pertes les plus inattendues. Et pourtant, lorsque la contamination du saxophoniste Manu Dibango est annoncée, un frisson va parcourir toute l’Afrique. Le continent va craindre, jusqu’à un post Facebook annonçant que la légende de 86 ans se porte mieux. Ouf !

 

Alors que de nombreux mélomanes s’inquiétaient pour Manu Dibango depuis qu’il a été déclaré positif, un message de son équipe a tenté de rassurer ses fans. « Cher public, chers amis, nous portons à votre information qu’après une récente hospitalisation due au Covid 19, Manu Dibango se repose et récupère dans la sérénité. Il vous demande de respecter son intimité. Il se réjouit d’avance de vous retrouver prochainement et vous demande, en cette période troublée que nous traversons tous, de bien prendre soin de vous. Amicalement ».

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«  Il se réjouit d’avance de vous retrouver prochainement. »

 

Aussi laconique qu’il puisse paraitre, ce message a suffi à faire baisser la tension de tout un continent conscient de la valeur de l’homme qu’il a failli perdre.

 

Soul Makossa

Qu’est ce qui vient à l’esprit quand on évoque Manu Dibango ? Physiquement, l’image de ce colosse camerounais tenant un saxophone couleur or sur certaines des plus grandes scènes du monde est un souvenir collectif pour de nombreuses générations. De sa musique, le monde retiendra certainement un titre aux sonorités africaines, mais dont l’histoire est caractéristique du parcours de Manu Dibango. A l’origine, le tube, sorti en 1972, était loin d’être promis à l’immense succès qu’il a connu, un peu comme Manu Dibango dans le monde de la musique. Soul Makossa n’était destiné qu’à être la face B d’un vinyle, réalisé pour l’équipe nationale de football du Cameroun. En effet, à l’occasion de la 8e édition de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) qui se déroulait au Cameroun, la fédération nationale de football voulait marquer le coup et avait engagé Manu Dibango pour concevoir un hymne qui marquerait les esprits. Seulement, à la livraison du disque, sa face A, « Mouvement Ewondo » est très appréciée par la fédération camerounaise. Par contre, après l’écoute de la face B, Soul Makossa, les membres de la fédération sont perplexes. Ils n’aiment pas la chanson….

Par contre, après l’écoute de la face B, Soul Makossa, les membres de la fédération sont perplexes. Ils n’aiment pas la chanson….

Le père de Manu Dibango l’avait pourtant prévenu. « D'un côté du 45 tours, j'ai enregistré l'hymne ; de l'autre, j'ai enregistré "Soul Makossa", écrit sur un rythme makossa traditionnel avec un peu de Soul. J'ai joué ce deuxième morceau dans la maison de mes parents, à Douala. La maison n'avait pas de climatisation et, parce qu’il faisait chaud, les fenêtres étaient grandes ouvertes. Tous les enfants affluaient. En m'entendant répéter, ils ont éclaté de rire », se souvient Manu Dibango. En fait, durant le morceau, Manu répète à plusieurs reprises « mamako, mamasa, mamakosa », en déformant un peu le mot « makosa », signifiant en langue Douala « je danse ». Le père de l’artiste est stupéfait. « Tu ne peux pas prononcer "makossa" comme tout le monde ? Tu begayes : "mamako mamasa". Tu crois qu'ils vont accepter ça à Yaoundé ? »

« Tu ne peux pas prononcer "makossa" comme tout le monde ? Tu begayes : "mamako mamasa". Tu crois qu'ils vont accepter ça à Yaoundé ? »

Comme annoncé, Mouvement Ewondo est largement préféré. Après la défaite du Cameroun, les supporters camerounais détruisent les vinyles de l’hymne sous l’effet de la colère.

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 « Le single ne se vendra qu’à 50 000 exemplaires en France.»

 

Manu Dibango, loin d’être découragé, reprend Soul Makossa sur un album enregistré à Paris. Le single ne se vendra qu’à 50 000 exemplaires en France. Mais il fera son chemin jusqu’aux oreilles des Américains. En 1973, le single, devenu un véritable phénomène planétaire, occupe la 35e place du Billboard Hot 100, le classement hebdomadaire des 100 chansons les plus populaires aux États-Unis.

En 1973, le single, devenu un véritable phénomène planétaire, occupe la 35e place du Billboard Hot 100, le classement hebdomadaire des 100 chansons les plus populaires aux États-Unis.

La chanson vaudra une tournée américaine à Manu Dibango et sera même reprise, en partie, par Michael Jackson, sur son légendaire album « Thriller », dans le single « Wanna be startin somethin ». Le crédit n’en sera accordé à Manu Dibango qu’après un procès. Comme sa chanson, et dans sa musique en général, le Camerounais a réussi à imposer le respect aux plus grands dans des moments où beaucoup doutaient de lui. Bien qu’une multitude d’Africains et de mélomanes du monde entier adulent sa musique, peu de gens savent à quel poin Manu Dibango est réellement grand.

 

 I’m not black, I’m Manu !

Rythm and Blues, Jazz, Soul, Makossa, africaine et occidentale, la musique de Manu Dibango est riche de l’histoire et du parcours de l’artiste. C’est peut-être pour cette raison que le Camerounais n’aime pas qu’on tente de l’enfermer dans une case. « Forcément, les gens fantasment sur vous. Vous êtes un musicien africain, donc vous jouez du djembé, du balafon, de la kora. Si vous jouez du saxo, oups ! C’est plutôt noir américain, vous n’êtes déjà plus tellement africain dans la tête de certains. Et si en plus vous jouez du piano, alors vous êtes mal barré ! Et pourtant il y a des pianos dans tous les hôtels en Afrique. Et dans tous les orchestres, il y a des guitares. Ce sont des fantasmes que les gens mettent sur vous. Et peut-être qu’une partie de votre vie, c’est de les chasser. C’est très difficile, même pour moi », confiait l’artiste à l’AFP dans une interview.

« Forcément, les gens fantasment sur vous. Vous êtes un musicien africain, donc vous jouez du djembé, du balafon, de la kora. Si vous jouez du saxo, oups ! »

Il faut dire que chaque morceau de diversité de la musique de Manu Dibango vient d’épisodes important de l’histoire de l’artiste. Cette dernière débute le 12 décembre 1933, dans la ville camerounaise de Douala, où nait l’artiste, à l’état civil Emmanuel N'Djoké Dibango.

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Un enfant de Douala.

 

La musique fera très tôt partie de son quotidien. « Mon oncle paternel jouait de l’harmonium, ma mère dirigeait la chorale. Je suis un enfant élevé dans les “Alléluia”. Ça n’empêche que je suis Africain, Camerounais et tout ça. J’ai l’harmonie des Bach et des Haendel dans l’oreille, avec les paroles camerounaises. C’est une richesse d’avoir au minimum deux possibilités. Dans la vie, je préfère être stéréo que mono », explique Manu Dibango.

Ça n’empêche que je suis Africain, Camerounais et tout ça. J’ai l’harmonie des Bach et des Haendel dans l’oreille, avec les paroles camerounaises. C’est une richesse d’avoir au minimum deux possibilités. Dans la vie, je préfère être stéréo que mono »,

Dès ses premières années, le jeune garçon est initié au chant dans la chorale de sa mère. Parallèlement, il découvre la musique occidentale en écoutant des vinyles sur le gramophone de ses parents. La culture occidentale, il la découvre quelques années plus tard. Après ses études primaires, le père de Manu Dibango souhaite qu’il poursuive ses études en France. Au printemps 1949, il arrive à Marseille, pour rejoindre la famille de M. Chevallier, un instituteur de Saint-Calais, chez qui il séjournera. Pour ses premiers mois de pension, Manu Dibango paiera en offrant un sac de 3 kilos de café, qui deviendra des années plus tard le titre de son autobiographie.

 4Francis Bebey

Francis Bebey lui a appris les bases du jazz.

A Chartres, puis à Château-Thierry, où il étudie successivement, le Camerounais découvre au début des années 50, le jazz. A cette époque, il apprenait à jouer de la mandoline et du le piano. Lors d'un séjour dans un centre de colonie réservé aux enfants camerounais résidents en France, il découvre le saxophone en empruntant celui de son ami Moyébé Ndédi.  Durant cette colonie, il rencontre Francis Bebey, qui deviendra plus tard un des musiciens les plus respectés au Cameroun. Ce dernier lui apprend les bases du jazz et ils décident de former un groupe. Néanmoins, c'est à Reims, alors qu’il prépare le baccalauréat de philosophie, qu'il apprend réellement à jouer du saxophone.

Cela provoque la colère de son père qui ne l’a pas envoyé en France pour faire de la musique. En 1956, lorsque son fils échoue à la seconde partie du baccalauréat, le père Dibango coupe les vivres à Manu.

Véritablement doué pour cet instrument, le jeune Manu Dibango commence à se produire dans les boîtes et les bals de campagne. Cela provoque la colère de son père qui ne l’a pas envoyé en France pour faire de la musique. En 1956, lorsque son fils échoue à la seconde partie du baccalauréat, le père Dibango coupe les vivres à Manu. Sans le soutien financier paternel, Manu Dibango décide alors de tenter sa chance du côté de la Belgique. Il se rend à Bruxelles en fin d’année 1956.

 

Accords et desaccords

Grâce à un ami, Manu Dibango est embauché comme musicien au Tabou, un cabaret à la mode dans la capitale belge. Malheureusement, après une dispute avec le patron de l’établissement, il se retrouve au chômage. Quelques semaines après, on lui propose une mini-tournée européenne avec un orchestre. Une fois achevée, il obtient un contrat de deux ans au Chat Noir, à Charleroi.

5Joseph Kabasélé 

Joseph Kabasélé, le père de la musique congolaise.

En 1960, il décroche un emploi aux Anges Noirs, une boîte bruxelloise fréquentée par les politiciens et intellectuels zaïrois. Là, en pleine effervescence des négociations d'indépendance du Zaïre, Manu Dibango, chef de l'orchestre des Anges Noirs, redécouvre la musique africaine. Tout commence par son premier contact avec la musique congolaise de l’époque. Il se fera grâce à la rencontre de Manu Dibango avec « le grand Kallé », Joseph Kabasélé, le père de la musique congolaise. Avec lui, le Camerounais découvre le groupe de la légende, l’African Jazz, et renoue avec une musique qu’il a quittée en arrivant à Marseille, dans son adolescence.

Il se fera grâce à la rencontre de Manu Dibango avec « le grand Kallé », Joseph Kabasélé, le père de la musique congolaise. Avec lui, le Camerounais découvre le groupe de la légende, l’African Jazz, et renoue avec une musique qu’il a quittée en arrivant à Marseille, dans son adolescence.

Joseph Kabasélé embauche le Camerounais et en fait le saxophoniste de son orchestre. Ensemble, ils enregistrent une quarantaine de morceaux en seulement quinze jours dans un studio à Bruxelles. En Afrique, leur musique reçoit un excellent accueil. C’est à cette époque que Manu Dibango débute réellement ce qu’il appelera des années plus tard, son Safari musical. « Plutôt que des animaux, on y découvre des fa dièses et des si bémol », plaisante-t-il.

 

Papa Groove

Confiant dans sa musique, Manu Dibango décide de faire un enregistrement solo. Nommé « African soul », l’album aux sonorités jazz, rumba et rythmes latino est le résultat du Safari musical entamé par Manu Dibango. Malheureusement, l’artiste ne réussit pas à le faire produire. Le grand Kallé lui redonne alors une chance en lui demandant d'accompagner l'African Jazz en tournée au Zaïre en août 1961. Manu Dibango accepte et part pour Kinshasa avec sa femme, Coco, rencontrée lors de ses premières années à Bruxelles. Une fois le contrat rempli, ils prennent la gérance de l'Afro-Negro, une boite de nuit qui devient rapidement une des favorites de la ville. Deux ans après, Manu lance son propre établissement : le Tam Tam. Libre de tout contrat, il y joue avec qui il veut et se sert de sa musique pour assurer le succès de l’établissement. En 1962, il lance la mode du twist à Kinshasa avec la chanson « Twist à Léo » qui reçoit un formidable accueil.

En 1962, il lance la mode du twist à Kinshasa avec la chanson « Twist à Léo » qui reçoit un formidable accueil.

C’est à ce moment que le Camerounais renoue avec sa famille. Sur l'insistance de son père, il décide de s'installer au Cameroun. En janvier 1963, il inaugure une boîte à Douala et la nomme comme la précédente. Seulement, le succès ne sera pas similaire à celui de l’aventure zaïroise.

Pendant six mois, entre descentes de police et soucis financiers, le nouvel établissement accumule les problèmes. Manu Dibango retourne alors à Paris. Il se refait financièrement en jouant de la musique dans divers établissements. Ensuite, il sera embauché dans l'orchestre de Dick Rivers, immense vedette des années 1960, puis dans celui du franco-italien Nino Ferrer.  Au début, il y joue de l'orgue Hammond. Mais lorsque Nino Ferrer s'aperçoit que c'est un excellent saxophoniste, il l’engage et lui donne la direction de l'orchestre. Musicalement, grâce aux tournées du groupe, le Camerounais revit.

En 69, il quitte l’orchestre et signe un contrat d'édition avec la compagnie Tutti. Il sort, quelques semaines plus tard, l’album « Saxy Party ». Constitué de reprises et de compositions personnelles, l’opus attire l’attention des critiques et autres puristes sans être un énorme succès commercial. Il est alors contacté par le label Decca, qui lui propose d'enregistrer un second album. Plus dansant, plus camerounais aussi, l’album intitulé « O boso » est un véritable succès. Tracté par le succès du fameux Soul Makossa, il permet à Manu Dibango de faire sa première tournée américaine.

Il est alors contacté par le label Decca, qui lui propose d'enregistrer un second album. Plus dansant, plus camerounais aussi, l’album intitulé « O boso » est un véritable succès.

Suivent alors des passages dans des salles mythiques comme l'Olympia de Paris. Manu Dibango est au sommet de son art. Enfin, c’est ce qu’on croit, mais au fil des albums, le Camerounais se surpasse, comme sur « Home Made », où il collabore avec l’immense Fela Kuti. Devenu une star planétaire et après avoir fait le tour du monde, il retente l’aventure camerounaise avec un nouveau club. Après un nouvel échec, Manu Dibango décide d’en rester à la musique. Les albums se succèdent, et avec eux les plébiscites.

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Celui qu’on surnomme Papa Groove.

 

Manu Dibango recevra le 14 mars 1986, la médaille des Arts et des Lettres, décernée par ministre de la culture français, Jack Lang. En 1993, il reçoit la Victoire du meilleur album de musique de variétés instrumentales de l'année 1992  pour le deuxième volume de son opus « Négropolitaines ». Peu de temps après, à l’occasion de son 60e anniversaire, il sort « Wakafrica ou l'Afrique en route ». Il y collabore avec la crème de la musique africaine. Youssou N'Dour, King Sunny Ade, Salif Keita, Angélique Kidjo, Ray Lema, pour ne citer que ceux-là participent à ce que certains considèrent comme le meilleur album de Manu Dibango.

Youssou N'Dour, King Sunny Ade, Salif Keita, Angélique Kidjo, Ray Lema, pour ne citer que ceux-là participent à ce que certains considèrent comme le meilleur album de Manu Dibango.

En 1998, l’artiste crée « Soirs au village », un festival musical dédié aux sonorités africaines. On pense alors l’artiste au soir de sa carrière, mais c’est mal connaître Manu Dibango. Il enchaîne les titres, est nommé en 2004 artiste de l’Unesco pour la paix, et continue de mettre le feu aux salles de concert. En 2013, à l’occasion de ses 80 ans, il publie « Balade en saxo : dans les coulisses de ma vie », sa nouvelle autobiographie.

« Le langage n’est pas le même quand vous êtes 70 musiciens. Le rendu et les frissons que vous pouvez avoir n’ont rien à voir. C’est comme si vous voyagiez en première »,

Aux All Africa Music Awards 2017, il reçoit un prix pour l’ensemble de sa carrière. Mais il ne faudrait pas croire qu’il la considère comme finie. Toujours à la recherche d’expériences musicales, il continue de donner des spectacles, comme en fin d’année 2019 où il s’est produit au Grand Rex. Celui qu’on surnomme Papa Groove continue son Safari musical. « Quand on ne rêve plus, on n’est plus. Cet été, je joue avec des orchestres philharmoniques, symphoniques. C’est une autre façon de parler. Le langage n’est pas le même quand vous êtes 70 musiciens. Le rendu et les frissons que vous pouvez avoir n’ont rien à voir. C’est comme si vous voyagiez en première », commentait-il.

Alors, quand il donne rendez-vous à ses fans sur scène, n’allez pas penser une seconde qu’il ne sera pas au rendez-vous.

Servan Ahougnon

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