(Agence Ecofin) - Alors que les pays du monde font face à la difficulté de mobiliser des ressources pour faire face à la covid-19, l’ICRICT (la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale) a saisi l’occasion pour appeler de nouveau à une accélération des réformes en matière de fiscalité des multinationales. Léonce Ndikumana compte parmi les pionniers de la lutte contre les flux financiers illicites et les abus fiscaux en Afrique. Professeur émérite d'économie et directeur du programme de politique de développement africain à l'Institut de recherche en économie politique (PERI) de l'Université du Massachusetts Amherst, il est membre de l’ICRICT et professeur honoraire à l’Université de Cape Town et à l’Université de Stellenbosch en Afrique du Sud. Il a accepté de répondre aux questions de l’Agence Ecofin.
Agence Ecofin : Vous participez aujourd'hui à une campagne internationale dans laquelle il est question d'aller plus vite dans la réforme fiscale des multinationales. Quels sont les enjeux ?
Léonce Ndikumana : La réforme de la fiscalité internationale des entreprises est urgente pour plusieurs raisons.
Premièrement, comme l'ont démontré la pandémie de covid-19 et la crise économique qui a suivi, la capacité des gouvernements à intervenir et à protéger l'économie et la population de la crise dépend essentiellement de leur espace budgétaire. Cela est déterminé principalement par le volume des recettes intérieures, et la soutenabilité de leur dette extérieure.
Deuxièmement, dans les pays en développement, plus encore que dans les pays développés, l'impôt sur les sociétés est une source importante des recettes publiques. Lorsque les entreprises internationales se soustraient au paiement des impôts, cela compromet gravement la capacité du gouvernement à mobiliser des recettes nationales. Le FMI a estimé que les pertes fiscales annuelles des sociétés associées au transfert de bénéfices vers les paradis fiscaux dépassent 500 milliards de dollars, dont environ 200 milliards pour les pays en développement. S'ils étaient collectés, ces revenus pourraient contribuer grandement à combler les déficits de financement auxquels sont confrontés les pays en développement dans leurs efforts pour atteindre les objectifs du développement durable.
Troisièmement, une fiscalité des entreprises juste et efficace est une question de justice sociale. D'une part, ces entreprises utilisent des infrastructures et des services publics financés par les recettes fiscales ; il est donc juste qu'elles contribuent au financement de ces biens et services publics en payant des impôts appropriés. D’autre part, il est injuste, voire immoral que les multinationales paient moins d'impôts que leurs employés. En fait, certaines des méga entreprises, en particulier les géants du numérique (Google, Facebook, Amazon) ne paient souvent pas d'impôts, alors que leurs employés n'ont aucun moyen de se soustraire à leurs impôts qui sont prélevés à la source.
AE : L'OCDE a récemment reconnu l'influence négative des multinationales dans la mobilisation des ressources fiscales des pays. Comment comprendre qu'une organisation aussi puissante que l’OCDE ne parvienne pas à discipliner les grands groupes ?
LN : Le fait que l'OCDE ait enfin reconnu l'influence négative des multinationales dans la mobilisation des ressources fiscales des pays est un pas important dans la bonne direction, mais on se demande pourquoi il a fallu si longtemps pour y parvenir.
L'OCDE dispose d'un énorme levier - économique et politique - qui peut être utilisé pour influencer des réformes de fond de la fiscalité internationale des entreprises. Ses membres sont le siège des sociétés multinationales en question et détiennent donc les leviers juridiques qui peuvent être activés pour garantir que ces sociétés paient leur juste part d'impôts.
Il y a deux problèmes de fond.
Premièrement, les multinationales exercent une influence substantielle à travers le lobbying politique sur la conception et la mise en œuvre des lois fiscales, faisant pencher la balance en leur faveur, leur permettant ainsi d'éviter « légalement » de payer des impôts appropriés. Ainsi, les impôts sur les sociétés ont diminué au fil du temps. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux d'imposition des sociétés a été réduit de 35% à 21% en 2018. Entre temps, l'impôt sur le revenu des particuliers a atteint 37% (le plus élevé est de 39,6%). Cela illustre l'inégalité de la charge fiscale qui pèse de manière disproportionnée sur les salariés par rapport aux propriétaires de capitaux.
Le deuxième problème est l'application inefficace des lois qui permet aux entreprises d'éviter de payer même les modestes obligations fiscales prévues par la loi. Malheureusement, les systèmes juridiques sont également beaucoup plus indulgents vis-à-vis des entreprises et des individus riches qui sont en mesure de payer leur échappatoire en cas de violation des lois fiscales. En un mot, nous avons de sérieux problèmes avec des lois fiscales biaisées en faveur des multinationales et une application inefficace des lois en vigueur.
Les multinationales ont un pouvoir politique et économique qui sape la volonté politique et l'efficacité pratique de l'OCDE en tant que leader de la réforme de la fiscalité. Cela souligne la nécessité de transférer ce rôle à un organe plus inclusif, notamment les Nations unies, où tous les pays peuvent avoir une voix égale autour de la table de négociation.
AE: L’Afrique dans cette bataille est celle qui perd le plus. Selon la CNUCED, le continent a perdu 88 milliards $ en moyenne entre 2013 et 2015. Mais on a l'impression que si au niveau régional on se bouge un peu, les pays eux continuent la compétition fiscale. Comment comprendre cette situation ?
LN: Le rapport de la CNUCED de 2020 sur le développement économique en Afrique fait part ce que nous avons souligné dans nos recherches au cours des deux dernières décennies : l’Afrique subit une hémorragie constante de ses ressources par la fuite des capitaux. En 2001, nous avons souligné qu'au lieu d'être « aidée » par le monde, l'Afrique était en fait « un créancier net » du reste du monde, dans le sens où la richesse privée accumulée à partir de la fuite des capitaux et dissimulée à l'étranger dépasse largement ses engagements vis-à-vis du reste du monde, c’est-à-dire la dette extérieure. Aujourd'hui, la situation n'a fait qu’empirer : les sorties illicites de ressources du continent dépassent largement les ressources entrant dans la région sous forme d'aides publiques et de prêts ainsi que d'investissements privés.
Un des principaux moteurs de la fuite des capitaux et des flux financiers illicites est l'évasion fiscale sur les fonds transférés en contrebande à l'étranger, en plus de l'évasion des enquêtes judiciaires sur l'origine de ces fonds.
En effet, s'il y a eu des progrès dans la mobilisation au niveau régional contre les flux financiers illicites et l'évasion fiscale des entreprises, il y a moins de mouvements au niveau national. L'une des causes est une fois de plus la capacité des multinationales à exercer leur influence sur les gouvernements, à empêcher l'application des lois fiscales de façon à leur imposer un comportement transparent.
Un autre problème est le manque de capacité technique des gouvernements africains à appliquer même les lois en vigueur. Mais il y a aussi la question de la corruption, où les fonctionnaires du gouvernement sont soudoyés par des agents étrangers pour faciliter l'évasion fiscale et le transfert illicite de capitaux en dehors du continent.
AE: Quels conseils donneriez-vous aux gouvernements africains victimes des abus fiscaux des multinationales ?
LN: Tous les gouvernements africains sont dans une certaine mesure victimes d'abus fiscaux de la part des multinationales ; certains sont plus exposés que d'autres. En particulier, les pays riches en pétrole et en ressources minières sont particulièrement vulnérables aux abus fiscaux des multinationales. Elles profitent des contrats miniers complexes et injustes pour minimiser leurs obligations fiscales, ainsi que du transfert des bénéfices en utilisant les paradis fiscaux pour y comptabiliser leurs bénéfices tout en gonflant les dépenses dans les pays africains où ils font des affaires.
Sur le plan intérieur, les gouvernements africains doivent revoir leurs lois fiscales et leurs cadres réglementaires régissant la fiscalité des sociétés multinationales pour s'assurer qu'ils sont conformes aux meilleures pratiques mondiales. Pour ce faire, ils doivent solliciter l'assistance technique des organisations continentales (la BAD, la CEA, l’UA) pour tirer parti de leur expertise ainsi que de leur influence politique.
Les gouvernements devraient également assurer une communication transparente des paiements d'impôts par les sociétés multinationales afin à la fois de faire respecter la loi et de susciter un soutien public aux réformes fiscales. Mais les réformes nationales ne résoudront pas à elles seules le problème. Il est important qu’elles soient soutenues par des efforts concertés aux niveaux régional et mondial pour accroître la transparence et la responsabilité des entreprises multinationales. Et ici, le travail de l'ICRICT et de l'OCDE est très important.
AE: Quelles sont les propositions de l'ICRICT dont vous faites partie pour endiguer le phénomène des bas impôts payés par les multinationales ?
LN: L'ICRICT a été à l'avant-garde des efforts mondiaux pour faire pression pour la réforme de la fiscalité des entreprises afin de garantir que toutes les entreprises paient leur part d'impôts et que tous les pays bénéficient équitablement des opérations des multinationales. L’une des principales propositions défendues par l’ICRICT est l’élimination de la pratique consistant à traiter les filiales et les succursales d’une société multinationale comme des entités distinctes ayant droit à un traitement distinct en vertu du droit fiscal. Il propose plutôt de traiter les sociétés multinationales comme des entreprises unifiées menant des activités commerciales au-delà des frontières internationales. Par conséquent, une multinationale doit être imposée en tant qu'entreprise unifiée, les taxes étant réparties entre les pays concernés sur la base de facteurs objectifs, tels que les ventes et l'emploi.
La deuxième réforme importante soutenue par l'ICRICT est le partage d'informations fiscales entre les pays, qui devrait être automatique, plutôt que d'être négocié sur une base bilatérale par chaque pays. Ces réformes bénéficieront à la fois aux pays développés et aux pays en développement, tout en contribuant à uniformiser les règles du jeu dans la conception et l’application de la fiscalité des entreprises dans le monde.
Entretien réalisé par Idriss Linge
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