(Agence Ecofin) - En 2012, la société britannique Tullow Oil a découvert près d’un milliard de barils de pétrole dans les blocs 10BB et 13 T du bassin de South Lokichar, situé dans le nord du Kenya. Après plusieurs reports, 2024 avait été retenu pour le début de la production. Le lancement devait apporter une importante bouffée d’oxygène à l’économie la plus florissante d’Afrique orientale. Mais les choses ne se passeront pas comme prévu. L’apparition de la pandémie du coronavirus et ses conséquences, notamment sur les finances des entreprises du secteur, vont contraindre Tullow Oil à mettre en suspens le projet, jetant l’incertitude sur l’avenir pétrolier du pays.
Démarrage en trombe
Tullow Oil contrôle une participation de 50% dans les périmètres d’exploration à terre au Kenya. Avec plus d’un milliard de barils potentiels et 560 millions de barils récupérables sur place, la société à très tôt annoncé qu’elle ferait du Kenya l’un des plus importants pôles de production de pétrole, juste après le Ghana. A l’époque, les premiers examens avaient montré que la société pouvait produire jusqu’à 100 000 barils de pétrole kenyan par jour.
Un milliard de barils de pétrole dans les blocs 10BB et 13 T du bassin de South Lokichar.
Après des travaux de développement préliminaires et des tests de production concluants, Tullow et ses partenaires sur le périmètre (Africa Oil et Total à 25% chacun) ont démarré un programme innovant consistant à lancer une phase de pré-production. Dénommé Early Oil Pilot Scheme, ce programme a conduit à une production de 2000 barils par jour à partir de juin 2018. Le pétrole était ensuite acheminé par camions vers le port de Mombassa pour y être stocké. L’idée était de permettre à la société de tester les marchés consommateurs et, entre autres, intéresser un potentiel partenaire pour une amodiation afin de partager les coûts du développement du site.
Le pétrole était acheminé par camions vers le port de Mombassa.
Fin août 2019, le pays a exporté sa première cargaison de pétrole brut : au total 200 000 barils. « C’est un moment historique », avait exulté le président Uhuru Kenyatta, qui a planté le drapeau kenyan sur le pétrolier qui devait transporter l’huile vers le marché chinois.
Fin août 2019, le pays a exporté sa première cargaison de pétrole brut : au total 200 000 barils. « C’est un moment historique », avait exulté le président Uhuru Kenyatta, qui a planté le drapeau kenyan sur le pétrolier qui devait transporter l’huile vers le marché chinois.
Mais avant, l’Etat Kenyan a introduit une loi sur le partage des revenus pétroliers qui prévoit que 75% des revenus tirés de la production de brut iront au gouvernement, 20% aux administrations des comtés et 5% aux communautés des bassins de production.
Uhuru Kenyatta savoure « le moment historique » d’une première livraison de pétrole à la Chine.
En avril 2018, le président Uhuru Kenyatta a annoncé l’introduction de la société publique du pétrole (NOCK) sur les bourses de Londres et de Nairobi. L’objectif était d’attirer des investissements pour développer des projets pétroliers dans le pays. Le Kenya se rêvait alors en eldorado de l’or noir.
Victime collatérale
Ce démarrage en trombe de l’aventure pétrolière va très vite être freiné par les problèmes financiers de Tullow, à partir du second semestre de 2019. En effet, plusieurs problèmes sur les installations de production au Ghana et la baisse de la demande gazière vont affecter les prévisions de production de la société et engendrer une grosse crise en son sein. Elle entrainera le départ de son directeur général Paul McDade, tout comme celui de son responsable de l'exploration Angus McCoss. Cette situation, couplée à la dette de la société qui devenait difficile à gérer, a fait perdre à son titre plus de 75% en décembre 2019 à Londres. C’est un milliard de livres de capitalisation boursière qui sont ainsi partis en fumée.
Cette situation, couplée à la dette de la société qui devenait difficile à gérer, a fait perdre à son titre plus de 75% en décembre 2019 à Londres. C’est un milliard de livres de capitalisation boursière qui sont ainsi partis en fumée.
Face à la situation, Tullow Oil a décidé de suspendre son dividende et d’entreprendre un vaste plan de réductions de coûts afin de sauver ses finances. Ce plan consistait essentiellement à se concentrer sur les actifs à forte valeur ajoutée et à se débarrasser des actifs budgétivores qui ne rapportent pas de cash dans l’immédiat. « Après une année de changements significatifs pour Tullow, nous exécutons à présent un plan d'affaires robuste et générateur de liquidités qui se concentre sur nos actifs les plus productifs. », a déclaré Rahul Dhir, le nouveau patron de la société. 90% des dépenses en investissements seront tournés vers le Ghana où la société est l’un des plus gros producteurs de pétrole et de gaz.
Le nouveau patron de Tullow, Rahul Dhir, veut se concentrer sur les actifs qui rapportent à court terme.
La pandémie du nouveau coronavirus et ses affres sur les finances de l’entreprise vont accélérer la mise en œuvre de ce plan. Les actifs de la société en Ouganda et ceux en Côte d’Ivoire, entre autres, sont vendus. Au Kenya, la décision est prise de céder environ 30% de participation dans le projet. Mais l’offre n’attire aucune entreprise du secteur. Toutes étant fragilisées par la crise.
Déterminé à poursuivre son plan de restructuration, Tullow Oil est bien conscient qu’il faudra sacrifier son projet kenyan, car la situation financière délicate du secteur ne permet à aucune entreprise d’opérer une acquisition de ce type dans l’immédiat. Et les perspectives ne sont pas très bonnes. Les prix du pétrole restent faibles, dans un contexte où la demande peine à décoller. La situation est d’autant plus inquiétante que son partenaire Total recherche aussi un repreneur pour ses parts. Cette situation fait douter de la viabilité du projet, selon plusieurs sources commerciales.
Les prix du pétrole restent faibles, dans un contexte où la demande peine à décoller. La situation est d’autant plus inquiétante que son partenaire Total recherche aussi un repreneur pour ses parts.
Dans une mise à jour de ses activités publiée récemment, la société déclare qu'elle gagne du temps pour voir si ses efforts de développement de son projet au Kenya peuvent quand même aboutir. Elle ajoute, par ailleurs, qu’elle évalue les options pour savoir s'il faudra abandonner complètement le projet.
Tullow et ses partenaires prévoient en outre d'achever une évaluation révisée du projet d'ici le deuxième trimestre de 2021. En parallèle, les partenaires travaillent en étroite collaboration avec le gouvernement kenyan pour obtenir l'approbation des évaluations de l'impact environnemental et social, afin de finaliser le cadre commercial du projet.
Churchill Ogutu : « Lorsque l'évaluation d'un actif baisse, les entreprises propriétaires de cet actif prennent leur temps pour décider de ce qu'elles vont en faire ».
Si cette annonce est de nature à rassurer les autorités kenyanes sur la viabilité du projet et sur le risque d’une volte-face de Tullow et de ses partenaires, l'économiste Churchill Ogutu, analyste senior chez Genghis Capital, à Nairobi, reste sceptique. « Lorsque l'évaluation d'un actif baisse, les entreprises propriétaires de cet actif prennent leur temps pour décider de ce qu'elles vont en faire. Elles sont réticentes à se débarrasser de l'actif à des prix plus bas et attendent plutôt que la valeur remonte. Si elles devaient vendre leurs participations dans le projet maintenant, elles le feraient à des prix plus bas, en raison de l'évaluation inférieure. Cela signifie aussi que si les entreprises veulent se renflouer et obtenir un bon prix pour leurs actifs, elles devraient attendre que les prix du pétrole remontent pour le faire », a-t-il déclaré selon des propos rapportés par Bloomberg.
Si de l’avis de nombreux analystes, la reprise du secteur est incertaine. La rêve du Kenya, de devenir un pays pétrolier, ne semble pas prêt de se réaliser...
Olivier de Souza