(Agence Ecofin) - Durant ces dernières décennies, l’industrie légère est devenue un axe important dans le processus d’industrialisation de nombreux pays africains avec, en première ligne, le secteur textile, en raison de potentiel de création d’emplois. Si le modèle asiatique, basé sur une main-d’œuvre abondante et peu chère, est le plus souvent cité en exemple, il est cependant loin d’être le plus adapté pour le continent, selon Nayla Ajaltouni, déléguée du Collectif Ethique sur l’étiquette, une ONG de défense des droits humains au travail, dans l’industrie mondiale de l’habillement. Dans une interview accordée à l’Agence Ecofin, la responsable appelle à penser le futur de l’industrie textile en Afrique, au-delà du prisme asiatique, et à changer de modèle pour un secteur plus responsable et plus valorisant.
Agence Ecofin : Pouvez-vous nous présenter brièvement votre collectif ?
Nayla Ajaltouni : Le collectif Ethique sur l’étiquette regroupe 17 ONG et syndicats français qui dédient principalement leur lutte à la défense des droits humains au travail dans les chaînes mondialisées d’approvisionnement textile et, plus largement, à l’encadrement contraignant des activités des multinationales.
Nayla Ajaltouni : « Bien sûr. Les craintes sont fondées. »
Donc, on défend en premier lieu le droit des travailleurs dans les chaînes de sous-traitance de l’habillement dans le monde, en faisant pression sur les multinationales et en cherchant à renforcer les obligations règlementaires qui leur incombent.
AE : Le faible coût de la main-d’œuvre africaine est souvent vanté comme un avantage comparatif dans l’industrie textile, après le durcissement des règles de travail en Chine. Ce facteur peut-il être une base pour impulser une industrialisation ?
NA : A notre niveau, nous estimons que le développement de l’industrie textile ne doit pas se faire au détriment des droits fondamentaux des travailleurs. Cela n’est clairement pas souhaitable. Le modèle actuel est celui encouragé par la libéralisation accélérée dans les années 90 sur fond de mondialisation. Il repose sur la recherche de moindres coûts de production et de compétitivité sur le coût du salaire. Ce principe a eu pour conséquence de faire de l’industrie du textile-habillement, un secteur de violation massive des droits des travailleurs et de formation de masses de travailleurs pauvres.
Evidemment, on n’est pas opposés à l’industrialisation des pays en développement. Mais, cette dernière doit s’émanciper du modèle qui prévaut depuis près de 30 ans déjà et qui ne prévoit pas de filets sociaux nécessaires pour assurer le respect des droits fondamentaux des travailleurs. C’est-à-dire la garantie d’un salaire vital et pas seulement minimum, des horaires de travail conformes aux normes définies par l’Organisation internationale du travail (OIT), une protection sociale, le respect de la liberté syndicale et du droit de négociation collective, pour bénéficier aux populations des pays.
AE : L’Ethiopie est l’un des pays africains, qui s’affirme de plus en plus comme un hub pour l’industrie légère. Mais de nombreux observateurs redoutent un « scénario à la Bangladesh » à long terme. Les craintes sont-elles justifiées ?
NA : Bien sûr. Les craintes sont fondées. Et la raison c’est qu’aujourd’hui, du point de vue des accords commerciaux et de déploiement des chaînes de valeur, le modèle économique privilégié dans l’industrie de l’habillement est celui d’un capitalisme très libéral, fondé sur la minimisation des coûts de production, au premier rang desquels celui de la main-d’œuvre. Les effets de ce modèle économique, presque trop simpliste, et de court terme, c’est une violation des droits des travailleurs et leur maintien dans la pauvreté.
« Les effets de ce modèle économique, presque trop simpliste, et de court terme, c’est une violation des droits des travailleurs et leur maintien dans la pauvreté. »
Il faut des conditionnalités au développement de l’industrie textile. La première, c’est le respect des droits fondamentaux au travail, mais aussi la formation de la main-d’œuvre dans l’objectif de déployer une industrie de qualité, qui bénéficie aux pays en matière de valeur ajoutée. Tout l’enjeu aujourd’hui est de faire en sorte que l’industrialisation respecte ses promesses d’élévation du bien-être, en permettant aux travailleurs de vivre dignement du fruit de leur travail. Il est vrai que des emplois sont créés, mais les travailleurs sont pauvres. Une industrie qui fonctionne de cette manière, ne répercute pas la valeur ajoutée créée et est incapable de contribuer au développement du pays. En revanche, elle va encore plus augmenter les gains des multinationales qui en profitent déjà.
AE : Vous appelez en clair à un véritable changement de paradigme…
NA : La question est éminemment liée au modèle de développement. On voit bien que le Bangladesh n’a pas choisi son modèle de développement. Les institutions internationales, les USA et l’Europe ont encouragé le Bangladesh sur la voie d’une production d’habillement low cost, au bénéfice des multinationales occidentales. Le pays s’est mué en « usine à bas prix du monde », à partir du moment où la Chine commençait à monter en compétences, à diversifier son économie, à renforcer le niveau d’éducation de sa population, dans l’optique de susciter l’émergence d’une classe moyenne.
« Les donneurs d’ordres étrangers ont délocalisé leur production à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère. Et ils l’ont trouvée au Bangladesh.»
Lorsque les salaires, ainsi que les coûts de production ont augmenté, les donneurs d’ordres étrangers ont délocalisé leur production à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère. Et ils l’ont trouvée au Bangladesh. La conséquence de ce schéma est qu’aujourd’hui, le Bangladesh est l'un des pays les plus pauvres du monde, avec un fort taux de travail des enfants. Le textile-habillement a sorti dans un premier temps des femmes de l’extrême pauvreté, mais pour les maintenir depuis au rang de travailleuses pauvres.
« Lorsque les salaires, ainsi que les coûts de production ont augmenté, les donneurs d’ordres étrangers ont délocalisé leur production à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère. Et ils l’ont trouvée au Bangladesh. »
Il faut analyser l’impact des politiques de développement imposées aux pays, dans lesquelles l’avantage comparatif ne repose que sur le faible coût de la main-d’œuvre. Les pays africains comme l’Ethiopie doivent choisir un modèle de développement qui leur permette par exemple de déployer une industrie à plus forte valeur ajoutée. Cela passe par la formation des travailleurs pour leur permettre de contribuer à une industrie à forte valeur ajoutée, qui sera un outil de développement du pays.
« Les pays africains comme l’Ethiopie doivent choisir un modèle de développement qui leur permette par exemple de déployer une industrie à plus forte valeur ajoutée. »
Il est possible que l’Ethiopie, et plus largement les pays africains, arrivent à développer une industrie textile de qualité dans laquelle l’expertise des travailleurs est valorisée et les droits fondamentaux sont respectés.
Le modèle éthiopien calqué sur le modèle asiatique.
Pour y parvenir, il faut déjà qu’on ait une législation sur le salaire minimum vital et pas seulement un salaire minimum de façade qui vaut un salaire de pauvreté comme c’est le cas au Bangladesh.
AE : Quelles sont les recommandations que vous adresseriez aux décideurs ?
NA : Un aspect important est l’installation d’un cadre contraignant pour les multinationales. La réalité est qu’aujourd’hui, les maisons mères qui ont des filiales sont exemptes de toute responsabilité dans la mondialisation, en dehors des frontières des territoires où elles sont implantées. De fait, nous pensons que le donneur d’ordre doit être le premier concerné par le renforcement de l’arsenal juridique parce que c’est lui qui impose un modèle de minimisation des coûts de production, répercuté sur les fournisseurs. Il est vrai que le droit local doit aussi responsabiliser les employeurs locaux, mais ils sont soumis à la pression des donneurs d’ordre internationaux.
« Il est vrai que le droit local doit aussi responsabiliser les employeurs locaux, mais ils sont soumis à la pression des donneurs d’ordre internationaux.»
Déjà en France, il y a eu une loi adoptée en mars 2017 sur le devoir de vigilance des multinationales. Elle impose aux grandes sociétés d’identifier et de prévenir les risques d’atteintes aux droits fondamentaux, sur toute leur chaîne de valeur. Des travaux sont engagés au niveau européen pour une disposition à l’échelle européenne pour ne plus laisser les entreprises transnationales totalement libres dans la mondialisation et qu’elles soient responsables des dommages sociaux et environnementaux de leurs activités.
L’Afrique doit davantage miser sur sa valeur ajoutée.
Parallèlement, au niveau international, il s’est déroulé du 26 au 30 octobre derniers, la 6e session de négociation au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à Genève pour un traité sur les multinationales et les droits humains. C’est un traité qui doit mettre un terme à l’impunité des multinationales et les rendre juridiquement responsables des impacts sociaux et environnementaux de leur activité sur toute leur chaîne de valeur. Fondamentalement, ces différentes dispositions n’ont pas pour objectif de punir les multinationales par l’action en justice. Le défi est de parvenir à terme à un cadre où les décisions d’investissement ne s’appuient pas seulement sur les critères économiques, mais prennent aussi en compte les aspects sociaux.
Propos recueillis par Espoir Olodo
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